104 Universitaires et chercheurs internationaux au Président de la République Française

A quelques jours du renouvellement du mandat de la MINURSO, 104 enseignants-chercheurs de 13 pays – France (31) Espagne (19) Italie (17) Japon (10) Suisse (10) USA (8) Argentine (2) Suède (2) Portugal (1) Equateur (1) Algérie (1) Grande Bretagne (1) Belgique (1)se sont associés pour signifier au Président de la République que la France porte une lourde responsabilité dans la non décolonisation du Sahara occidental.

LA FRANCE A UNE LOURDE RESPONSABILITÉ DANS LA NON-DÉCOLONISATION DU SAHARA OCCIDENTAL

Monsieur le Président de la République,

Le 27 février 2018, la Cour de justice de l’Union européenne, dans son jugement sur les accords de pêche entre l’UE et le Maroc, a rappelé de manière très claire l’absence de souveraineté de l’État marocain sur le territoire du Sahara Occidental et sur ses eaux adjacentes, invitant implicitement à respecter la souveraineté permanente du peuple sahraoui, représenté par le Front Polisario, sur ses ressources naturelles. Cet arrêt, qui empêchera désormais les États-membres de l’UE d’importer des produits (agricoles, halieutiques, miniers, …) en provenance de ce territoire non autonome des Nations unies, ne fait que souligner l’urgence d’une décolonisation pacifique de ce territoire, en conformité avec la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale de l’ONU et attendue depuis le départ de l’Espagne en février 1976.

Or, dans ce processus, la France, soutient chaque année au mois d’avril, au Conseil de Sécurité, la position marocaine de refus d’élargissement du mandat de la mission de maintien de la paix des Nations unies (la MINURSO) à la surveillance des droits humains, mais aussi de mise en œuvre d’un référendum d’autodétermination, objectif premier du cessez-le-feu de 1991 et, ne l’oublions pas, exigence des Nations unies depuis 1966. Cette position française permet à l’État marocain – que l’ONU, l’OUA-UA et l’UE continuent de considérer comme occupant ce territoire – de poursuivre son entreprise de colonisation en favorisant notamment le déplacement de populations en provenance du Maroc, en emprisonnant et en « jugeant » des prisonniers politiques sahraouis sur le sol marocain, deux motifs flagrants (parmi d’autres) de violation du droit international et du droit humanitaire international.

Cette position inacceptable de l’État français s’est une nouvelle fois illustrée le 12 février dernier, lorsque deux avocates françaises de dix-neuf prisonniers sahraouis, condamnés en 2017 lors d’un simulacre de procès à des peines très lourdes allant jusqu’à la perpétuité (groupe dit « de Gdeim Izik »), venues dans l’exercice normal de leurs fonctions s’enquérir de l’état de santé de leurs clients, ont été arrêtées à leur arrivée au Maroc et expulsées sans que l’Ambassade de France à Rabat ne juge opportun d’intervenir. L’un des prisonniers, Naama Asfari, dont l’épouse est française et qui se trouve interdite par les autorités marocaines de visiter son époux depuis dix-huit mois, a immédiatement été mis à l’isolement dans un cachot ce qui a déclenché une grève de la faim parmi d’autres prisonniers du groupe, grève qui suscite aujourd’hui la plus grande inquiétude parmi les défenseurs des droits humains qui suivent, fort heureusement, leur situation.

Cette énième tragédie, cautionnée donc par l’État français, ne peut que plaider en faveur de l’élargissement du mandat de la MINURSO à la surveillance des droits de l’homme au Sahara Occidental, demandé par les autorités sahraouies et les organisations internationales de défense des droits de l’homme depuis de nombreuses années. Cette escalade répressive des autorités marocaines se double par ailleurs d’un verrouillage très net du territoire depuis quelques années : les missions d’observateurs internationaux, d’avocats, d’élus, de journalistes, d’activistes des droits de l’homme, de chercheurs, de nationalités très diverses, sont régulièrement intimidées voire expulsées par les forces de l’ordre marocaines.

Seule l’organisation d’un référendum d’autodétermination mettra fin à la colonisation de ce territoire, par l’Espagne (toujours considérée par l’ONU comme « puissance administrante » de jure) hier et par le Maroc aujourd’hui. Cette colonisation passe actuellement par une présence massive des forces policières et militaires marocaines dans les principales villes de ce territoire, forces dont la mission est aujourd’hui d’étouffer tout mouvement sahraoui de protestation pacifique. Elle passe en outre par une exploitation décomplexée des ressources naturelles de ce territoire, et notamment du phosphate et des réserves halieutiques, principales richesses convoitées du Sahara Occidental. Elle passe encore par une politique volontariste de transferts de populations, déséquilibrant rapidement la sociologie du territoire. Elle passe enfin par une acculturation planifiée de la société sahraouie, s’appuyant sur une politique ostensible de folklorisation de la culture locale qui cache mal une entreprise plus souterraine, scolaire notamment, de marginalisation de cette même culture.

Monsieur le Président de la République, comment l’État français peut-il s’évertuer depuis quelques années à revendiquer un rôle majeur dans le maintien de l’ordre politique régional au Sahara-Sahel, notamment à travers son implication dans l’opération Barkhane et dans la constitution du G5 Sahel, tout en retardant l’application du droit international au Sahara Occidental ? Comment peut-on qualifier la colonisation de « crime contre l’humanité » (votre déclaration à Alger en février 2017) tout en empêchant la décolonisation de la dernière colonie d’Afrique, que les Nations unies demandent depuis 1963, ainsi que l’OUA-UA et l’UE ? Comment rendre possible un référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie le 4 novembre 2018 tout en ne cessant d’en repousser la mise en œuvre ailleurs ?

Les signataires de cette lettre pensent que rien ne peut plus aujourd’hui justifier cette position française, sinon des intérêts économiques et géostratégiques de très courte vue, dont les conséquences sont déplorables pour la stabilité au Maghreb et sur l’émigration irrégulière vers l’Europe. Comment la patrie des droits de l’homme peut-elle se détourner d’une population qui a remis son avenir entre les mains de la justice internationale afin d’exprimer librement son droit à l’autodétermination ? Comment l’État français peut-il, par son poids au Conseil de Sécurité, condamner indirectement les réfugiés sahraouis de Tindouf à une nouvelle décennie de misère, de détresse et de frustration ?

Les autorités sahraouies ont accepté de faire confiance à l’ONU et à une résolution pacifique du conflit en déposant les armes en 1991 en échange de la promesse d’un référendum d’autodétermination qui n’a toujours pas eu lieu, suscitant un sentiment grandissant de trahison à l’égard des grandes puissances et en particulier de la France. Les jeunes qui sont nés dans les camps de Tindouf n’ont plus pour seul horizon que l’émigration bien souvent irrégulière vers l’Europe pour tenter légitimement de s’inventer un avenir. Parmi eux, plus de 400 demandeurs d’asile sahraouis vivent dans des campements spontanés dans le centre de Bordeaux depuis près de quatre ans pour obtenir un asile que la France ne saurait aujourd’hui leur refuser, étant parmi les premiers responsables de leur malheur.

La jeunesse sahraouie, qui n’a connu que l’exil ou l’occupation, veut enfin aujourd’hui accéder à la dignité, que son combat pacifique depuis le cessez-le-feu de 1991 doit légitimement lui octroyer. A l’heure où, dans l’espace euro-méditerranéen, un certain nombre de jeunes désabusés se jettent à corps perdu dans les extrémismes de toute nature, il est temps de faire preuve de courage politique en donnant un avenir à cette jeunesse, nation sahraouie de demain, éduquée et animée des seules valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qui sont celles de la Nation française.

Monsieur le Président de la République, il est peut-être encore temps pour l’État français de corriger sa position au bénéfice de l’application du droit au Sahara Occidental, en jouant un rôle moteur dans une résolution pacifique du conflit aux côtés des institutions internationales. Le fait d’avoir un Européen Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, et son envoyé personnel Horst Koehler également européen, pour la première fois depuis le cessez-le-feu de 1991, représente une opportunité inédite pour que l’Europe, et la France en tête, joue son rôle naturel en contribuant à l’aboutissement du processus dans une zone stratégiquement et historiquement vitale pour l’Europe. Nous demandons donc à l’État français dont vous présidez aux destinées, de mettre la question du Sahara Occidental à l’agenda des prochaines réunions du G5 Sahel, d’encourager l’État marocain à respecter scrupuleusement le droit international et le droit humanitaire international, à libérer les détenus politiques sahraouis, à soutenir une relance rapide de l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Toute solution proposée doit être fondée sur le respect du droit international.

Si en revanche l’État français persistait dans son alignement inconditionnel sur la position marocaine, s’interdisant ainsi tout rôle crédible dans le processus de règlement politique mené sous les auspices de l’ONU, le leadership européen que vous souhaitez redonner à la France risquerait alors de s’en trouver affecté : car l’Union européenne ne prône pas seulement le respect du droit en politique intérieure, mais inscrit également sa politique extérieure dans le cadre du respect et de l’application du droit international.

(Texte et liste des signataires en annexe)