Le n°132 (de juin 2014) d’Aujourd’hui l’Afrique vient de sortir

Le n°132 (de juin 2014) d’Aujourd’hui l’Afrique vient de sortir
Algérie, Egypte, Libye, Madagascar, Mauritanie, Niger, Tunisie etc.


S O M M A I R E

01. Du bon usage du passé africain, Francis Arzalier

03. Ghardaïa et l’épuisement de l’Etat national algérien, Mohamed Bouhamidi

06. Entre persévérance des violences à l’égard des femmes et progrès de société, Michèle Decaster

10. Document : Madagascar, foncier et multinationales. Le cas QMM-Rio Tinto à Taolagnaro (ex-Fort-Dauphin)

15. Unité et diversité du Mouvement au socialisme. Le cas de l’Egypte, Samir Amin

19. Le « Congo français », début du XXe siècle. Un rapport devenu secret d’Etat, Jean Chatain

22. La Libye nouvelle : Un immense souk d’armes où tout se vend et où tout s’achète, Bernard Bouché

25 Le cinéma malgache, reflets des luttes et de l’évolution sociale et politique, Elisabeth Logié

28 Algérie. Albert?Camus, écrivain controversé, Jean-Claude Rabeherifara

28 Albert Camus vu par les Algériens. Critique sans bavure ?, Hamid Nacer-Khodja (El Watan)

30 Flashes d’actualités africaines, Robert Lavaud

33 Notes de lecture, Jean Chatain


Billet

Du bon usage du passé africain
Francis Arzalier

Sous le titre Être esclave, Afrique-Amérique, XVe – XIXe siècle, les historiens Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard viennent de publier un ouvrage capital sur la traite négrière transatlantique (Ed. la Découverte. 2013, préface de Ibrahima Thioub, professeur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar). Cette synthèse renouvelle le genre en déplaçant la perspective habituelle : au lieu des habituels comptages d’Africains déportés en quatre siècles (le nombre exagéré parfois jusqu’à 100 millions change-t-il quoi que se soit à la noirceur du crime ?), les auteurs s’attachent, à partir notamment des témoignages des transportés, de mettre en lumière le sort de ces millions d’Africains qui furent la propriété d’un autre homme, en Afrique, aux Amériques et aux Caraïbes. Peu importe que leurs maîtres aient été blancs ou noirs, arabes ou portugais, chrétiens, musulmans, fétichistes ou athées : la couleur ni la religion n’excusent pas le crime. Peu importe non plus que ces maîtres aient été ou non de bons pères de famille, cruels ou patients avec leur bétail humain. Il faut cesser de limiter l’esclavage à sa seule dimension morale. La possession d’un être humain par son semblable est une ignominie, la motivation des esclavagistes n’a jamais été la méchanceté mais le profit que l’on peut tirer de l’esclave.
La traite négrière transatlantique a complètement transformé la vie des peuples autour de l’Océan, en Afrique, en Amérique, aux Caraïbes, en Europe ; elle fut une des premières formes de cette « économie-monde » qu’on nomme aujourd’hui la mondialisation. On ne peut analyser ce phénomène historique en se limitant à l’approche mémorielle. C’est ce que font les auteurs de ce livre et ils le disent :

« Il faut tenir compte des trois partenaires de cette histoire de l’esclavage : les Européens, évidemment, mais aussi les Américains et les Africains. On pourra s’étonner du terme de « partenaires » attribué à ces derniers. C’est qu’ils comptaient parmi eux des marchands négriers, sans qui rien n’aurait pu se faire. Certes, ils furent écartés par les Occidentaux du marché mondial, qui s’était organisé en dehors d’eux, mais, à leur façon, ils y participèrent, et parfois même en tirèrent, de leur point de vue, autant de profit que les autres. Quant aux esclaves eux-mêmes, qu’on ne peut qualifier de « partenaires », ils en furent évidemment des acteurs essentiels, notamment parce qu’ils furent de très loin les plus nombreux à traverser l’océan… On a eu tendance à oublier le troisième acteur de l’histoire, l’Afrique, qui n’existait ainsi que par ses côtes, où les esclaves étaient chargés sur les navires négriers depuis les forts et les « baraquons » côtiers, avant de subir le « grand passage », la traversée de l’océan… C’est un peu comme si les esclaves apparaissaient par génération spontanée sur les côtes africaines, idée renforcée par un mythe volontiers entretenu par l’historiographie des décennies passées : la traite en Afrique serait entièrement le fait des Européens. Ce mythe est né au moment des indépendances, quand il était essentiel de rendre à l’histoire du continent la dignité qui lui avait été refusée par des siècles de domination extérieure. L’idée dominait alors que l’esclavage dit « de traite », tel qu’il était pratiqué dans les plantations de canne à sucre américaines, était bien plus féroce que l’esclavage dit « de case » ou « domestique », qui aurait eu cours au sein des communautés rurales africaines « traditionnelles ». Cette vision est bien sûr erronée. En Afrique subsaharienne, l’organisation sociale fut, comme dans les autres sociétés, fortement hiérarchisée. Ce fut le terreau sur lequel se greffèrent les traites, c’est-à-dire « la production » et le commerce des esclaves… »

S’appuyant notamment sur les travaux récents de l’historien sénégalais Ibrahima Thioub (« L’esclavage et les traites en Afrique occidentale – entre mémoires et histoires », in Adama Ba konare (sous la dir. de) : Petit précis d’histoire africaine, Ed. La Découverte 2008), Catherine Coquery et Eric Mesnard rappellent la réalité du rapport esclavagiste en Afrique précoloniale :

« Est esclave l’individu que l’on considère comme un objet, un outil, une marchandise dénuée d’existence propre, notamment parce que (en particulier dans les sociétés africaines), dès lors qu’il devient la propriété de son maître (après capture, achat ou parce qu’il est né esclave), le lien est rompu avec ses ancêtres -il ne peut plus, par conséquent, en assurer le culte ; l’esclave est un étranger déraciné, un être arraché à ses attaches familiales et sociales, ce qui lui interdit de retrouver sa propre parenté… Acceptons donc l’idée qu’il y eut dans le monde atlantique non pas deux (les Européens et les Américains), mais trois acteurs principaux, dont, à des titres divers, les intérêts se rejoignaient au moins sur un point : les profits tirés de la traite des esclaves. En Europe, ce furent les armateurs et les traitants négriers, et tous ceux dont ils attirèrent les capitaux ; aux Caraïbes et en Amérique, les planteurs ; en Afrique, les souverains négriers et les grands traitants qui agissaient de mèche avec les européens, sur la côte ou à partir de l’intérieur, ainsi que les petits racoleurs et les brigands qui les approvisionnaient ou agissaient de leur propre chef ; sans oublier les sociétés esclavagistes internes. Bref, on distingue en Afrique au moins deux groupes antagonistes : les razzieurs et les razziés. Cela n’a rien de surprenant : l’Afrique est un immense continent, qui abritait un nombre important de formations politiques indépendantes les unes des autres ; elles pouvaient aller des petites chefferies à de très vastes empires, en passant par des royaumes de tailles diverses. Ces formations politiques, en règle générale, se gardaient de vendre leurs sujets, mais razziaient des étrangers, le plus souvent les prises de guerre. Il est donc erroné de prétendre, comme il est souvent fait, qu’« ils vendaient leurs frères » : les africains subsahariens, bien que très majoritairement noirs, n’étaient pas « frères » pour autant ; pas plus que les Européens, tous blancs ou presque, ne le furent dans leurs multiples conflits religieux ou nationaux, ou dans leurs rivalité pour le contrôle des territoires colonisés. Les africains se firent la guerre, tout comme les peuples des autres continents, et ce d’autant que la traite atlantique et les armes qu’elle fournissait en masse alimentèrent une économie de guerres incessantes qui en furent le corollaire nécessaire. La traite interne en Afrique provoqua ainsi de vastes mouvements migratoires. Les déséquilibres s’accentuèrent entre peuples razzieurs et peuples razziés. Ils contribuent à rendre compte de la répartition très inégalitaire des populations entre noyaux surpeuplés (comme au Rwanda, zone refuge au cœur du continent) et régions au contraire sous-peuplées (comme le Gabon, soumis à une traite quasi continue du XVe au XIXe siècle). De nouvelles entités politiques greffées sur les circuits internationaux d’esclaves se constituèrent ; bref, la carte politique et démographique de l’Afrique fut durablement et profondément affectée par le trafic négrier interne.

« Si donc, comme l’écrivit Fernand Braudel, la traite négrière ne fut pas ‘une invention diabolique de l’Europe’, la traite coloniale européenne marqua toutefois une rupture dans l’histoire de l’exploitation esclavagiste par son intensité et son caractère « racialisé », puisque seuls les Noirs d’Afrique en furent les victimes. Elle fut par ailleurs à l’origine de sociétés et de populations nouvelles, car elle mit en contact l’Afrique avec l’Amérique et elle demeure pour les descendants américains des populations déportées, et pour les Africains descendants de razzieurs ou de razziés, un élément constitutif de l’identité… »

S’agirait-il d’un débat entre spécialistes, qui a quasiment disparu depuis 1990 parmi les historiens et qui n’intéresserait qu’eux ? Pas du tout : il suffit pour le voir d’écouter des courants d’opinion influents en 2014, notamment dans les pays africains et dans la diaspora africaine en Europe et en Amérique. Associations « noiristes » et dirigeants politiques démagogues sont nombreux à propager aujourd’hui encore cette idée fausse d’un âge d’or africain, égalitaire et pacifique, qu’il suffirait de retrouver pour sortir le continent de ses crises actuelles. Cette idéologie réactionnaire africaine, qui fait des conflits de classes une invention extérieure est particulièrement efficace pour cautionner les turpitudes de certains chefs d’états africains, plus attachés à leurs profits personnels qu’au bien être de leurs compatriotes. Cette démarche, réactionnaire au sens propre du terme, qui propose comme panacée de retourner dans le passé, est finalement l’équivalent en Afrique noire de l’intégrisme islamiste au Maghreb ou au Moyen Orient, qui croit que la restauration d’un VIIe siècle fantasmé suffirait à établir une société idéale (ou qui fait semblant de le croire…). Ce faisant elle interdit tout progrès et permet aux privilégiés, aux corrompus actuels, d’empêcher les révolutions sociales et politiques nécessaires ; les révolutionnaires africains, N’Krumah, Amilcar Cabral, Modibo Keita ou Sankara ont lutté, eux, contre le passéisme et le « tribalisme » en Afrique.
Ce débat sur le passé africain pèse aussi en France, où l’écrivaine d’origine camerounaise Leonora Milano s’est faite copieusement insulter par certains idéologues « noiristes » et démagogues de la diaspora intellectuelle, quand elle a osé dire que les Africains de l’intérieur occidental ont été capturés et livrés aux négriers européens par des commandos esclavagistes côtiers. Elle ne fait pourtant que rétablir l’histoire en faisant remarquer que l’affirmation « les Africains se sont vendus entre eux » est tout aussi idiote que son équivalent vis-à-vis des « Blancs » : « C’est dire que, pendant la période nazie, des Européens se sont gazés entre eux. On ne parle pas vraiment du nazisme si on s’arrête à ça ».(interview au Nouvel Observateur du17 octobre 2013). Son dernier roman sur la mémoire de la traite s’intitule La saison de l’ombre.
Les peuples africains ont un riche et complexe passé qui fut longtemps nié par les colonisateurs. Ils ont intérêt à le connaitre : encore faut-il ne pas le manipuler. Ce détournement démagogique et réactionnaire de l’histoire africaine existe aussi en France où plusieurs centaines de jeunes gens issus de l’immigration sont allés rejoindre les milices intégristes en Syrie. Lors des dernières élections municipales, à Bobigny en Seine-Saint-Denis, des propagandistes sans scrupule ont réussi à faire s’abstenir quelques dizaines d’électeurs potentiels « beurs » ou « blacks » en leur disant « les Blancs qui sont à la mairie ne font rien pour vous » et à faire chuter ainsi une municipalité depuis des décennies anticolonialiste au profit d’une droite xénophobe. À Portes-les-Valence où le même phénomène a eu lieu, le nouveau maire conservateur a décidé de façon symbolique de faire enlever du hall de la mairie la photo de Munia Abu Jamal, progressiste noir américain condamné sans preuve à la prison à vie par un tribunal raciste et anticommuniste. Car cette droite revancharde, quelle que soit sa couleur de peau, ne se trompe pas, elle, d’adversaire.