TOURISME POSTCOLONIAL ET INDUSTRIE TOURISTIQUE

TOURISME POSTCOLONIAL ET INDUSTRIE TOURISTIQUE

par Elisabeth Logié

La période coloniale

Au 19e siècle, les voyages de loisirs, qu’on n’appelait pas encore tourisme, dans le second empire colonial français d’après 1815, était plus ou moins l’apanage d’individus appartenant à des milieux sociaux favorisés : aventurier(e)s, explorateurs ou exploratrices, familles d’affairistes en lien avec les objectifs coloniaux, adeptes de découverte de monuments prestigieux, antiques, de peuples inconnus et différents, avec l’idée sous-jacente d’être les représentants d’une civilisation supérieure qui apportait, grâce à la colonisation, paix, éducation et développement économique à des indigènes supposés ignorants, englués dans des luttes fratricides, considérés à la fois comme dangereux et accueillants.

Après la décolonisation

À partir des années soixante-dix, la dynamique insufflée par les congés payés et la société de consommation développent, en Europe et dans les mondes sociaux occidentaux en général, de nouvelles formes de voyage et en particulier ce qu’on a appelé le « tourisme de masse ». De multiples agences de voyage se créent offrant séjours et circuits, entre autres dans les pays désormais indépendants. Le niveau de vie plus bas dans ces pays permet au consommateur européen de réaliser des rêves et aux agences de voyage de prospérer. À la différence du voyageur autonome ou du chercheur, curieux et désireux de connaître un pays et ses habitants, le « touriste » est devenu l’objet d’une industrie dont l’objectif marchand est de le séduire, de le retenir voire même le fidéliser et l’encourager à consommer. Les propositions vont du voyage culturel classique orienté vers la visite de monuments historiques, de musées, de lieux et spectacles exotiques à des séjours récréatifs, plus ou moins spécialisés : farniente sur des plages aménagées, parcours sportifs, circuits de découverte du pays, séjours de santé. Le mélange des genres, culturel, sportif, santé est aussi une des formes de la polyvalence réclamée par la clientèle. De ces offres découlent la création de lieux d’accueil des touristes, la construction de complexes de vacances, de « villages touristiques », d’équipements pour le transport (aéroports, routes), autant d’aménagements qui rivalisent de convivialité pour séduire le touriste.

Mais même si cette industrie du tourisme est une source de richesse, ces programmes s’intéressent plus aux paysages ou aux performances des clients qu’aux populations locales qui, en dehors d’un faible pourcentage de devises (environ 10% selon la Banque mondiale [1]) tirent peu de bénéfices de ces installations. L’objectif des agences de voyages n’est pas d’avoir un impact quelconque mais de vendre un produit. Pourtant elles ont indéniablement un impact : la construction d’hôtels, de lodges, de villages-clubs, impliquent des expropriations et des accaparements de terres de paysans nomades ou sédentaires, des abattages de forêts éventuellement. Les infrastructures créées profitent essentiellement aux touristes et les équipements publics existants sont captés par les installations touristiques souvent au détriment des habitants. Les biens de consommation ainsi que les personnels de direction ou d’animation sont le plus souvent importés du nord et ne profitent pas aux populations locales sauf à quelques producteurs ou artisans locaux et à la création d’emplois qui sont pour la plupart peu qualifiés et précaires. La gestion de l’eau et des déchets pose des problèmes importants de pollution. L’aménagement de parcours sportifs (motos, quads, buggys, terrains de golf ou autres) a le plus souvent un impact négatif voire même dévastateur sur les paysages. Les coutumes et cultures locales sont parfois corrompues en folklores commerciaux.La prostitution se développe. La « planète touristique » tend à devenir une immense galerie commerciale et un terrain de jeux pour les touristes occidentaux.

Voyager autrement

Certains touristes, conscients de faire partie d’une entreprise de marchandisation du vivant, souhaitent voyager autrement, découvrir des sociétés en respectant les droits des habitants et vivre des moments d’échange et de partage, tout en étant accompagnés et sécurisés et avec l’envie de voir le plus de choses possibles dans un laps de temps limité (de une à trois semaines en général). Des acteurs du tourisme tentent de tenir compte de ces prises de conscience et proposent des formules alternatives. Tourisme responsable, éthique, durable, équitable, collaboratif, coopératif, solidaire… Des ONG militent pour une « éthique » du tourisme qui tienne compte des droits sociaux fondamentaux des populations et de la protection de l’environnement, formant le souhait que le tourisme « responsable » soit un moment d’échange et de partage entre des populations qui ne se rencontrent pas habituellement. Une forme de tourisme « coopératif » qui profite aussi aux prestataires locaux, guides, artisans, fournisseurs de produits alimentaires, etc.Moins de constructions et plus d’accueil « chez l’habitant ». Cette forme de tourisme a une composante éducative et prône une ouverture réciproque aux autres civilisations. Elle se veut aussi protectrice de la nature et du patrimoine, tout en contribuant à des projets de développement.Des entreprises installées à Madagascar sont un exemple de cette contribution : aide « humanitaire » apportée à un village « autochtone » en compensation d’un parcours sportif à l’instar de l’ancien « Paris-Dakar » ; création de circuits et d’écolodges « appropriés » dans une stratégie de conservation de la nature. Cet « écotourisme » offre une garantie de revenus basés sur la préservation des ressources naturelles et censés apporter un soutien à la population locale. Qu’en est-il en réalité ?

Pour protéger la nature et pallier les dégâts occasionnés par l’industrie touristique, certains Etats, soutenus par des ONG écologistes, ont créé des « aires de protection de la biodiversité ». La faune et la flore y sont protégées mais c’est souvent au détriment des populations (ne font-elles pas partie de la biodiversité ?) qui se voient privées de leurs zones d’habitation, de pêche ou de chasse et repoussées à la bordure de ces parcs. Ces zones protégées sont plus proches du parc zoologique que d’un espace dit naturel. Elles sont protégées du touriste maladroit et polluantmais également du paysan qui est accusé de détruire son environnement en continuant d’utiliser des méthodes de cultures traditionnelles qui sont jugées irrationnelles ou inefficaces. Elles avaient pourtant fait leurs preuves avant l’arrivée des « investisseurs », touristiques ou autres… Par ailleurs, la politique de « compensation de la biodiversité » permet de détruire ici en protégeant là, sans tenir compte des intérêts des populations, et soutenant l’idée que ce qui est détruit l’aurait été de toutes façons, à plus ou moins court terme, par les activités traditionnelles.
« La nature est donc devenue au cours du XXe siècle un objet entre les mains de l’homme que celui-ci modifie à sa guise : en la protégeant […] ou en la transformant fondamentalement dans une perspective économiste et capitaliste. […] L’idée majeure et lourde de conséquences est la suivante : n’importe quel lieu possède une valeur intrinsèque qui peut être mobilisée à tout moment si le phénomène touristique s’en empare », écrit Rodolphe Christin dans son Manuel de l’antitouriste, Paris, Yago. 2008.

Autre forme de tourisme : le « tourisme humanitaire ». La mode du « woofing » qui permet à des touristes, jeunes la plupart du temps, d’avoir le gîte et le couvert en échange de quelques heures de travail par jour (des esprits chagrins y verraient une main d’œuvre gratuite !) est largement dépassée par des agences spécialisées dans le « volontarisme humanitaire ». Avec souvent les meilleures intentions et les meilleurs sentiments, ces touristes paient cher (de 1 500 à 8 000€ un séjour de deux semaines chez Projects Abroad, par exemple) pour sauver le monde. Alors que les marges de profit du tourisme traditionnel sont de 2 à 3%, celles de ce secteur très lucratif sont de 30 à 40%. Ces agences s’appuient sur des sentiments de solidarité et de culpabilité pour envoyer des volontaires sans qualification requise pensant apporter une aide, le plus souvent inefficace, à des pays dits pauvres. La misère est devenue une source de profit et doit donc être entretenue ! Le Service Volontaire International [2] s’insurge contre ces pratiques : « L’idée qu’à 20 ans on puisse arriver dans un pays complètement différent et montrer aux gens comment s’en sortir a quelque chose d’impérialiste. » Et n’est pas si éloignée de la mentalité du colonialiste.

Une politique touristique

L’OMT [3] considère que le tourisme est une chance pour les pays qui n’ont que des ressources naturelles et culturelles à offrir. Mais en réalité ces activités touristiques reflètent les inégalités mondiales entre les niveaux de vie des peuples. Les profits vont à ceux qui ont déjà le pouvoir politique et économique. Avant d’être offertes aux touristes, les ressources naturelles doivent faire vivre les populations. La politique de conservation et de protection de l’environnement doit être liée directement au développement et, dans le cas des parcs naturels, intégrer la population habitant dans ou à la périphérie du parc à sa gestion ce qui génèrerait des revenus plus équitables que la simple vente de produits locaux aux touristes. Cela sous-entend une éducation populaire pour bien comprendre les enjeux à long terme de cette gestion. Un exemple de réalisation nous vient du Kenya où une communauté masaï fait le projet d’unir les terres pour en faire une zone protégée qui serait gérée par eux-mêmes et lutter ensemble contre les divers maffieux qui veulent les spolier. Malheureusement, n’étant pas intégrés dans une politique gouvernementale adéquate, ils doivent faire appel à l’aide humanitaire internationale sur internet pour récolter des fonds. On ne peut plus se satisfaire de ce genre d’action ponctuelle.

Les périodes coloniales et postcoloniales ne se succèdent pas dans le temps de façon linéaire : elles sont les facettes d’une même attitude née du sentiment de supériorité d’une civilisation sur les autres civilisations (anciennes ou actuelles), d’une société sur les autres sociétés. L’industrie touristique, nouvel avatar du colonialisme, s’appuie sur un imaginaire à la fois fasciné et effrayé par les différences entre les sociétés. Elle offre au touriste une garantie de protection et la consommation de belles images à montrer au retour. Symétriquement, l’autochtone visité accepte une mise en scène de son mode de vie pour en tirer un profit. Les débats de la COP 21sur la protection de l’environnement ont bien mis en lumière l’absolue nécessité de repenser les relations entre les peuples et le tourisme en fait partie.


(1) L’ami de la nature. Revue de tourisme social et culturel, juillet-août 2013.

(2) www.servicevolontaire.org

(3) OMT : Organisation mondiale du tourisme.