Le numéro 128 (de juin 2013) d’Aujourd’hui l’Afrique vient de sortir

Le numéro 128 (de juin 2013) d’Aujourd’hui l’Afrique vient de sortir…


S O M M A I R E


01. Mali 2013 : l’effondrement et le sursaut, Francis Arzalier

2. Refus de visa pour Aminata Dramane Traore et Oumar Mariko. Lettre ouverte au Président François Hollande

03. La solidarité en action : ils ont créé l’AFASPA. Rencontre avec Bernard Couret, l’un des fondateurs de l’AFASPA, Michèle Decaster

06. L’AFASPA au FSM-2013 de Tunis, Jean-Claude Rabeherifara

07. Déclaration de l »Assemblée des mouvements sociaux à Tunis

09. Fathi Chamkhi : « Nous devons avancer et vaincre », Propos recueillis par Jean-Claude Rabeherifara

12. Femmes syndicalistes en Tunise. Défis et perspectives, Elisabeth Logié

13. Rencontre au FSM de Tunis avec Bibyshe Takubusoga Mundjo, Michèle Decaster

15. Les manuscrits sauvés de Tombouctou, Bernard Bouché

19. La Chine au coeur de l’Afrique. Avantage et difficultés d’une relation en peline expansion, Kingsley Ighobor (Afrique Renouveau)

22. Lutte contre le sida. La pandémie s’infléchit, Jean Chatain

24. Etienne Boulanger : « Il faut savoir refuser une guerre ! », Alain Amsellem

27. Notes de lectures B. Couret, J. Chatain, J. Gascuel

30. Flashes d’actualités africaines, Robert Lavaud

32. Action concertée transnationale Bolloré

32. Adieu à Dominique Mazire, Francis Arzalier

33. Assemblée générale 2013 de l’AFASPA



Mali 2013 : l’effondrement et le sursaut
Francis Arzalier

1960 : il y a plus d’un demi-siècle, la France de De Gaulle devait reconnaître les indépendances de l’Afrique occidentale et équatoriale. De Bamako à Dakar, de Djamena à Brazzaville, les rues bruissaient de la joie populaire, on dansait « indépendance cha-cha » ou acclamait les leaders de l’Afrique nouvelle et parmi eux Modibo Keita le Malien. Durant quelques années, tous les espoirs semblaient permis, quand le grand Modibo proclamait l’unité nationale en construction, du nord désertique aux rives du Niger, du Soudan (le pays des noirs) fluvial aux campements d’éleveurs nomades ; Modibo annonçait, aux applaudissements de tous, la fin des ethnicismes cultivés par la colonisation, que tous les peuples ne seraient plus qu’une nation fraternelle, que les Peuls et les Touaregs, les Bobos et les Bambaras, seraient tous à l’identique, des Maliens, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Il annonçait aussi l’indépendance nationale, la fin des humiliations devant la puissance coloniale et le « toubab », un état fort avec une armée africanisée, une police faisant appliquer des lois démocratiques, une diplomatie indépendante à l’égard de toutes les puissances, capable à l’ONU d’affirmer son neutralisme face à l’Occident, d’accueillir les insurgés algériens contre la France au Sahara, de nouer des relations économiques avec l’URSS ou la Chine. Grâce à elles d’ailleurs, le Mali qui se disait « socialiste » espérait bien développer quelques industries, sortir progressivement de cette malédiction coloniale, le sous-développement, la seule production de coton brut pour l’exportation. Pour assurer ces objectifs, Modibo gouvernait grâce au parti unique, l’USRDA, nationaliste et progressiste à la fois, avec son cortège d’organisations animant la jeunesse, les femmes etc. et une chasse résolue de toute corruption visible. Ajoutons que l’état de Modibo était laïque, la pratique de l’Islam quasiment unanime était une affaire privée.

Ce système politique, avec ses côtés discutables, était en tout cas massivement approuvé par la majorité des Maliens, traînant en 1960 un espoir évident d’un avenir meilleur, de manifestations enthousiastes en rassemblements organisés.

Cinquante-trois ans plus tard, la société malienne est en comparaison un champ de ruines et d’illusions perdues ; après un coup d’état militaire en 1968, 24 ans de dictature de Moussa Traoré, et un régime officiellement parlementaire rétabli par le soulèvement populaire de 1992 (présidences successives de Konaré et A.T.Touré) : des décennies d’espoirs renouvelés et déçus, pour aboutir au gouffre de 2012-2013, l’insurrection séparatiste au nord, le putsch militaire à Bamako, et la guerre française en cours.

Aujourd’hui, quelque soit l’angle d’observation, le peuple malien vit l’opposé des espoirs des compagnons de Modibo Keita, mort en déportation au Sahara.

Etat des lieux 2013

Le Mali est plus que jamais livré au sous-développement économique, vendeur de ses richesses naturelles quand une société étrangère veut bien les exploiter (coton, or) mais il doit importer aux prix fixés par les bourses mondiales l’essentiel de ses vêtements, de ses outils et intrants agricoles, de ses motocyclettes et véhicules etc. De cela naît évidemment un chômage massif qui contraint des milliers de diplômés à survivre d’un petit commerce de trottoir, et à rêver de l’inaccessible eldorado de l’Occident. Une partie de la société malienne survit grâce aux fonds envoyés par les émigrés, sans accéder à la modernité industrielle ou agricole pour autant. Dans une « mondialisation » organisée pour les capitaux transnationaux et assurée par la toile d’araignée des organismes à leur service (FMI, Banque Mondiale, OMC, CEDEAO, Conseil de sécurité de l’ONU, Africom, OTAN etc.) le peuple malien est confiné dans son rôle ancestral : fournir ses richesses brutes et ses hommes au reste du monde…

L’état malien rêvé par Modibo, stable et fort parce que soutenu par le peuple, s’est dépouillé lui-même de ses pouvoirs économiques par les privatisations (chemins de fer notamment) ; une partie toujours croissante de l’économie étant « informelle » ne contribue pas à l’impôt : les ressources de l’état central sont souvent inférieures à celles d’une ville moyenne en Europe et les municipalités urbaines sont incapables de ce fait d’assurer à leurs administrés les services de base, eau potable et enlèvement des ordures ménagères. Les touristes européens ignorant cette réalité peuvent alors s’époumonner devant les tas de détritus jonchant les rues de Bamako ou Ségou.

Cet état est si affaibli qu’il a perdu la maîtrise de la violence légitime. L’armée malienne sous-équipée, parfois si mal payée que les familles devaient apporter leur provende aux soldats dans leurs casernes, s’est effondrée lors des premiers combats contre les commandos du MNLA et des djihadistes sahariens (AQMI, MUJAO). Incapable d’assurer la défense de l’unité nationale menacée, elle s’est par contre délitée dans un processus putschiste ininterrompu à ce jour : les diverses autorités « transitoires » actuelles sont éventuellement représentatives de pouvoirs extérieurs, français, africains de la CEDEAO etc. pas du peuple malien lui-même.

La corruption a progressivement gangrené tous les rouages de l’état, au point de discréditer dans l’opinion la totalité des élites politiques et des partis, coupables de clientélisme, de discours creux démentis par l’affairisme et la « politique du ventre » de certains de leurs leaders. Dans ce contexte délétère, le verbiage « démocratique » cachait parfois des pratiques d’enrichissement ; les intérêts des paysans, des salariés, des chômeurs, n’étaient plus guère un but politique. Des partis, progressistes à l’origine, ont perdu leur audience en perdant une partie de leurs objectifs de transformation sociale.

Ce discrédit à peu près général des partis politiques a explosé au grand jour quand les séparatistes du MNLA « touareg » et les trafiquants-djihadistes du Sahara ont occupé militairement le nord du pays. La majorité des Maliens dénonçait cette amputation dans la rue mais on ne pouvait qu’être frappé par le glissement d’une opinion désemparée, du politique au religieux : le rassemblement le plus important à Bamako fut de loin celui organisé par les associations islamiques. Quelques mois avant le putsch, des foules de manifestants déjà avaient contraint le pouvoir à annuler une réforme qui ébréchait le système patriarcal au profit des femmes. L’Islam tranquille, souriant, du Mali de Modibo s’est paré aujourd’hui de couleurs rigoristes. Bien sûr, cette flambée de rigorisme religieux n’est pas à confondre avec l’intégrisme islamiste mais il peut en être le substrat nourricier. Le risque existe à Bamako aussi ; cette fausse réponse à la crise politique et sociale peut aujourd’hui tenter bien des désespérés auxquels même la fuite vers le nord au travers du Sahara est depuis deux ans interdite. Et la guerre de reconquête du nord par la France et ses supplétifs, fût-elle victorieuse, ne fera pas disparaître ce risque. Mieux, elle l’aggravera en révélant chaque jour un peu plus sa vraie nature, une mainmise aggravée de l’Occident sur les richesses potentielles du Mali.

Le mal est plus profond encore et personne ne peut nier deux pathologies nouvelles :
-il y a quelques années encore, les rues de Bamako et de Mopti étaient de grands villages ; on y voyait discuter en riant aux éclats sans acrimonie Bambaras, Peuls, Touaregs, Maures : le poison ethniciste était pratiquement imperceptible. Tout a basculé quand les baroudeurs touaregs du MNLA revenus de Libye ont massacré les soldats maliens avec raffinement. Le poison raciste s’est alors répandu, au point de provoquer quelques ripostes en forme de pogrom contre les peaux claires à Bamako, à Sévaré. Et quand le grand guerrier français Hollande est allé se faire applaudir dans Gao reconquise, les « Arabes » de la ville avaient abandonné leurs demeures pour éviter le lynchage.
– autre symptôme déprimant de cet effondrement de la conscience nationale : on peut comprendre que la foule à Bamako ait applaudi l’écrasement des colonnes djihadistes qui progressaient vers le sud sans coup férir, par les hélicoptères français. On comprend moins que certains yeux ne se dessillent pas deux mois plus tard, quand la France s’installe durablement et parle haut, quand Hollande clame publiquement à Bamako qu’il sera « intraitable quant à la date des élections » comme si cette capitale était une sous-préfecture française. Et on peut s’inquiéter quand on reçoit la lettre d’un jeune intellectuel bamakois, que l’on sait honnête et moderniste, qui affirme : « la situation actuelle est bien méritée… il y a deux ans, j’avais dit que la solution était la mise sous tutelle du Mali, car personne ne peut faire pire que ce qui était en train de se passer. Le Mali était en lambeaux… je préfèrerais une administration transitoire française au Mali… »

Les petits-fils de Modibo Keita ont parfois d’étranges nostalgies ! Comment en est-on arrivé là, à cette agonie du simple patriotisme, un demi-siècle après l’indépendance ?

Des responsabilités multiples et partagées

D’abord et avant tout, le peuple malien, comme tous ceux d’Afrique, a subi les contraintes inégalitaires du monde, régi par le système colonial autrefois, perpétuées après 1960 par l’impérialisme français et occidental sous d’autres formes. Enfermé dès le coup d’état de 1968 dans un lacis d’accords économiques, monétaires, militaires, avec la France, le Mali est resté selon le vieux modèle colonial, un fournisseur de matières premières (coton) et de main d’œuvre bon marché pour les industries françaises : la croissance industrielle forte de l’ex-« métropole » durant la décennie gaulliste (1958-1969) et les années Pompidou (69-74) doit beaucoup aux émigrés maliens (ou algériens). Durant la même période, la région de Kayes qui se vidait de ses hommes, végétait en villages exsangues, survivant grâce aux mandats venus de Montreuil. La Révolution démocratique de 1992 n’a pas changé grand-chose à ce sous-développement. Dans un monde où l’URSS et ses alliés avaient disparu, le Mali était soumis par ses faibles ressources à un dialogue inégal avec le FMI, la Banque Mondiale, ou la Banque de France qui exigeaient pour tout prêt des conditions drastiques : ce fut le temps des plans d’ajustement structurel, obligeant l’état malien à réduire les dépenses pour l’éducation, la santé et l’armée et aux privatisations. Imbus d’idéologie ultralibérale, ces organismes internationaux ont œuvré de leur mieux à détruire l’état au profit du marché, pas seulement au Mali.

L’état national encore fragile (cf. les successives rébellions touarègues), démantelé peu à peu par les pressions extérieures, a été déstabilisé par le non-développement persistant. On a vu alors fleurir l’économie informelle et la corruption qui n’ont fait qu’aggraver le mal. Dans un pays comme le Mali, les Rastignac ne peuvent guère faire fortune par l’industrie mais le pouvoir d’état est un bon moyen d’enrichissement.

Ce tableau, incomplet, des responsabilités, amène à constater qu’elles ne sont pas qu’extérieures. Ce système de prédation ne pouvait évidemment fonctionner que grâce aux complices locaux, politiciens libéraux empressés à privatiser et à encaisser leurs prébendes, « élites » militaires ou civiles, clientélistes, avides du pouvoir pour lui-même et peu réceptifs aux aspirations des salariés, chômeurs et paysans. Il est vrai que la « démocratie » formelle, à l’occidentale, durant les présidences de Konaré et Amani Toumanou Touré, n’a pas empêché cette dégradation. Mais il serait injuste de faire de ces deux dirigeants les seuls boucs émissaires : ATT, dernier président élu à Bamako a été renversé alors qu’il venait de négocier avec les Chinois, bêtes noires de l’Occident, la quête de ressources minérales, au nord de Gao et il était le seul dans la sous-région à avoir refusé de signer avec Paris des accords migratoires tant que la France refusait de régulariser la situation des sans-papiers. ATT avait par ailleurs obstinément refusé l’installation à Bamako de l’organisation militaire étatsunienne Africom. Et si son éviction du pouvoir était liée à ces velléités ? Ce début d’année 2013 a vu aussi chuter le dictateur Bozizé de Centrafrique, venu au pouvoir avec la bénédiction de la France et lâché quand il eut l’idée incongrue de s’accorder avec affairistes et militaires d’Afrique du Sud : les méthodes qu’on disait de la Françafrique continuent de plus belle.

Il serait par ailleurs malhonnête que des Français, fut-ce de bonne foi, se laissent aller à gloser sur les maux africains, sans voir qu’ils subissent les mêmes, parfois en pire : la « politique du ventre », la corruption, l’austérité, ne sont-ils pas aussi les thèmes favoris des discussions en France ? Les turpitudes, l’égoïsme des Cahuzac et autres Depardieu ne permettent-ils pas, à Paris comme à Bamako, de faire oublier l’essentiel, déclin industriel, chômage, découragement politique ?

La seule issue est évidemment un sursaut patriotique, progressiste, dont on ne peut savoir quand et comment il se produira. Tout au plus, peut-on le souhaiter le plus vite possible, à Bamako et à Paris et y aider autour de nous.