Le n°131 (de mars 2014) d’Aujourd’hui l’Afrique vient de sortir

Aujourd’hui l’Afrique n°131 (de mars 2014)

S O M M A I R E


01. Mandela. La mémoire malmenée d’un héros, par Francis Arzalier

02. Dès les années soixante, une aide concrète fut apportée à l’ANC, par Michel Rogalski

04. Afrique du Sud, ANC, Mandela… La Charte de la Liberté, 1955, par Jean-Claude Rabeherifara

06. En Afrique, pourquoi règne le chaos politique ? Effondrement de l’État, paradis néolibéral, par Harry Cross

10. Au coeur des ténébres ? Impuissances et pouvoirs en RDC, par Jacqueline Gascuel

10. Le Chantage Areva sur Niamey, par Rosa Moussaoui

11. « Areva est en position de dicter sa loi », par Rosa Moussaoui

12. Centrafrique. Chaos et convoitises, par Jean Bosco Peleket

14. Madagascar. Etat résiduel et mise au pas capitaliste, par J-C Rabeherifara

15. L’Afrique sauvée par les BRICS ?, par Célestin Grandrieu

18. Chinafrique, Indafrique..

19. Les relations du Brésil avec l’Afrique, par Robert Lavaud

20. Rwanda 1994. Quelles responsabilités françaises dans le génocide ?, par Jean Chatain

25. Le Sahara verdoyant : un berceau de civilisation ?, par Bernard Bouché

28. Coup d’oeil sur le « cinéma africain » en 2014, par Elisabeth Logié

28. Les mercredis du cinéma de l’AFASPA

29. Notes de lecture (F. Arzalier, B. Couret & J. Gascuel)

31. Flashes d’actualités africaines, par Robert Lavaud

33. Les Tunisiens montrent les vertus du Dialogue national, d’après El Watan


Billet

Mandela. La mémoire malmenée d’un héros
par Francis Arzalier

Quelques semaines après l’effervescence médiatique, on peut tirer quelques enseignements des cérémonies qui ont suivi la mort de Mandela.
Louanges mondiales unanimes, nous répétaient les médias français, si dévoués d’ordinaire à combattre les militants et états progressistes, à insulter Chavez ou Castro. Cette unanimité, justement, nous révulse quand elle s’étend hypocritement aux dirigeants occidentaux et leurs fidèles alliés. Ils ont, durant des décennies, soutenu l’apartheid à Johannesburg par anticommunisme ouhaine des noirs », et traité les compagnons de Mandela qui les contestaient de terroristes. Disons-le même clairement : il est des félicitations posthumes dont on se passerait autant que d’un crachat. Quand l’Israélien Netanyahou, chef d’un gouvernement colonialiste avec l’extrême droite ouvertement raciste, salue en Mandela « un combattant de la liberté opposé à la violence », on est en droit de dire à ces messieurs : « Non, pas vous, et pas ça ». Car l’état d’Israël a été de 1970 à 1990 le meilleur allié des dirigeants de l’apartheid, lui fournissant des armes, des techniciens de la torture et de l’anti-guerilla, dans le cadre d’un traité dirigé nommément « contre les terroristes de l’A.N.C. » sud-africaine et ceux de l’OLP palestinienne. Les signataires en étaient pour Israël, Shimon Peres, ministre des affaires étrangères, socialiste colonial qui aujourd’hui salue en Mandela le « Héros de la guerre contre le racisme et la discrimination » (sic!) et le premier ministre de Pretoria, Vorster, qui s’affichait ouvertement héritier du nazisme. C’était il y a trois décennies, mais l’action aujourd’hui des colons israéliens en Cisjordanie ressemble fort à l’apartheid autrefois….

Nos petits écrans ont inventé à l’occasion de ces obsèques un Mandela aseptisé, défini comme une sorte de saint « bêtifiant », prônant le grand amour entre riches et pauvres, exploiteurs criminels et victimes des injustices. Qu’il vienne de France, d’Afrique du Sud ou d’ailleurs, ce discours doucereux est toujours aussi faux et n’a pour objectif que de nier le rôle des luttes populaires dans l’histoire. Il attribue la fin de l’apartheid à on ne sait quel cadeau des puissants et non aux milliers de compagnons de Mandela qui ont donné parfois leur vie dans les combats politiques, dans les manifestations et la lutte armée, contre le régime sud-africain d’inspiration nazie: Ainsi de Chris Hani, le communiste et du « nationaliste noir » Steve Biko et de Dulcie September, également, assassinée à Paris dans des conditions que la police et la justice françaises n’ont jamais vraiment voulu élucider.

Anticolonialistes français, nous étions, il y a trente ans, bien seuls à manifester devant l’ambassade d’Afrique du Sud, alors que la France officielle aidait les fascistes de Pretoria à développer leurs centrales nucléaires. Nous avons le droit de saluer Mandela, « artisan de la lutte révolutionnaire, notre lutte », comme l’a dit Raoul Castro. d’autres veulent manipuler sa mémoire en la détournant des faits historiques et en la mettant au service des inégalités sociales et raciales qu’il combattait: ils n’y parviendront que temporairement, malgré le poids des médias à leur dévotion, à Soweto comme ailleurs dans le monde. Mais aux générations actuelles qui n’ont pas vécu ce passé, il est bon de rappeler les spécificités du combat sud-africain qu’incarna Madiba, notamment durant ses 27 années d’emprisonnement.

De 1948, début officiel du régime d’apartheid à sa chute en 1994, l’African National Congres en Afrique du Sud a été l’un de ces mouvements de libération nationale qui ont réussi à démanteler les empires coloniaux de l’occident, en Inde, Vietnam, en Algérie, et ailleurs. Seule différence fondamentale : alors que le FLN. algérien et les partisans vietnamiens d’Ho Chi Minh combattaient un pouvoir impérial qui gouvernait depuis la lointaine métropole et Paris, le système colonial sud africain sévissait à l’intérieur même des frontières du pays, par la domination féroce de la minorité « blanche » sur 90% de « coloured » d’ascendance africaine ou asiatique, justifié par le racisme étatisé et soutenu par le « camp occidental ».

Autre spécificité de ce mouvement de libération sud africain et de Mandela, ce fut une tactique politique basée sur l’action « de masse », manifestations, grèves, plus que de commandos militarisés. Aucune illusion non violente en cela : Mandela a répété souvent que « si l’oppresseur emploie la violence, l’opprimé n’a d’autre choix que de répondre par la violence ». Et il a soutenu les actions de la branche armée de l’ANC, Umkhonto We Sizwe. Mais les quartiers afrikaners de Pretoria n’ont pas connu les attentats aveugles qu’avaient vécu les Européens d’Algérie qui les ont parfois fait basculer vers l’exode et les ultras de l’OAS. : Mandela et l’ANC ont refusé ce scénario catastrophe, même s’il a toujours exprimé son admiration pour les insurgés algériens.

Autre différence essentielle : alors que le FLN algérien par exemple, s’est assez vite construit sur une logique de parti unique, éliminant physiquement ses concurrents (MNA et parfois communistes), et privilégiant très souvent une approche arabo-musulmane exclusive, l’ANC s’est d’emblée voulu un Front, réunissant en son sein des organisations diverses, parti communiste, syndicats, etc. Le rôle du parti communiste (SACP) a d’ailleurs été fondamental, notamment grâce à la présence dans ses rangs de nombreux « Blancs ». L’histoire de l’Afrique du sud après sa libération, sans violences majeures, sans exode massif qui eut ruiné l’économie du pays, leur doit beaucoup. Mandela lui-même a toujours maintenu l’objectif d’une Afrique du Sud non raciale contre la suprématie blanche, certes, mais aussi contre l’ethnicisme zoulou de l’Inkhata qui, dans la logique de l’apartheid (« développement séparé ») envisageait de diviser la nation en états concurrents, zoulou, xhosa, afrikaner, métis, indiens, anglophones… En 1990, il a dû neutraliser l’Inkhata de Buthelesi, responsable de véritables massacres, pour assurer la naissance de la nouvelle « nation arc-en-ciel » unitaire et diverse. C’est peut- être le message le plus actuel de Mandela. Dans nombre de pays africains, soumis à des interventions occidentales, économiques et militaires incessantes depuis 50 ans, au délitement de l’état, les haines explosent aujourd’hui, ethniques, religieuses,etc. C’est le cas en Libye, au Mali, au Sud-Soudan, au Congo oriental. Et dans les rues de Bangui, émeutes, pillages, et lynchages opposent « Chrétiens » et « Musulmans », autochtones et Tchadiens: Les fanatiques de tout bord ont réussi à faire du Centrafrique un chaos sanglant, au contraire de l’idéal de Madiba.

L’Afrique du Sud contemporaine ne manque certes pas de problèmes, et de fortes inégalités sociales qui menacent sa stabilité actuelle. La coalition gouvernementale héritée de la libération de 1990 est de plus en plus contestée et contestable, quand la bourgeoisie noire au pouvoir grâce à l’ANC, fait tirer sur les mineurs grévistes de Marikana. S’étonner de cette situation vingt ans après la sortie de prison de Mandela, c’est ignorer ce que fut la chute de l’apartheid : une révolution politique (un homme, une voix), des progrès indéniables pour la majorité, mais en aucun cas une révolution sociale. L’Afrique du Sud de 2013 est un pays capitaliste, très inégalitaire, à l’image des autres pays capitalistes. Certes, les nationalisations envisagées par la Charte de la Liberté de l’ANC en 1955 n’ont pas été réalisées. Mais la France d’après la seconde guerre mondiale n’a pas non plus accompli les engagements du programme du CNR. Mandela disait lui-même n’être qu’un homme comme les autres, et pouvoir se tromper.

Il reste que l’aventure inégalée de Madiba et de ses compagnons de combat est l’une des épopées majeures du XXe siècle.