La France et le Maroc restent murés dans un assourdissant silence qui les accable à propos de la disparition de Mehdi BEN BARKA. Jusqu’à quand les dirigeants français accepteront-ils de cautionner les méthodes criminelles des services secrets? Ci-joint l’intervention de la famille Ben Barka lors du rassemblement d’hier à Paris, devant la Brasserie Lip où Mehdi Ben Barka a été enlevé le 29 octobre 1965.
Remerciements aux associations, partis qui se sont associés au SNES-FSU et à l’Institut pour appeler à ce rassemblement ; merci à ceux qui ont mobilisé leurs militants et sympathisants pour faire de ce rassemblement pour la mémoire et la
vérité l’occasion de renouveler notre condamnation du crime politique et exiger que
la raison d’Etats cesse de protéger les assassins et empêche d’établir toutes les
responsabilités, qu’elles soient étatiques ou individuelles.
L’an dernier, j’avais exprimé l’espoir que le nouveau président et son gouvernement
allaient permettre d’en finir avec la logique de la raison d’Etats qui avait prévalu
depuis plus de quatre décennies, bloquant l’action de la justice.
Pour ma famille, pour ma mère, mes frères et soeur, pour moi, c’était également
l’espoir renouvelé de pouvoir enfin accéder à une vérité qui nous est refusée depuis
bientôt un demi-siècle.
Espoir renouvelé mais aussi espoir mesuré parce que, en d’autres circonstances, à
l’occasion d’échéances aussi cruciales pour la France, nous avions nourri un espoir
similaire qui fut déçu.
Espoir déçu après que le général de Gaulle se fut engagé auprès de ma grand-mère,
quelques jours à peine après l’enlèvement de mon père, l’assurant que tout sera fait
pour connaître la vérité. Quelques mois plus tard ce fut la chape de plomb de la
raison d’Etat, et, pour lui, l’Affaire Ben Barka ne releva plus que du vulgaire et du
subalterne.
Espoir déçu après l’élection de François Mitterrand en 1981, alors que nombre de
ses ministres avaient été membre du Comité pour la Vérité dans l’Affaire Ben Barka.
Une première avancée nous fit croire à une réelle volonté politique d’en finir avec la
raison d’État lorsque Pierre Mauroy, premier ministre, demanda à la DGSE de
communiquer le dossier Ben Barka à la justice. On déchanta assez vite lorsque le
secret-défense couvrit bon nombre de pièces. Elles ne furent déclassifiées que 20
ans plus tard par Michèle Alliot-Marie. Au fil du temps, on apprend que la DGSE
n’avait pas donné à la justice toutes les pièces relatives à l’affaire, loin de là.
Espoir déçu lorsque Lionel Jospin, devenu Premier ministre après s’être engagé de
mettre fin à la raison d’Etat, n’a pris aucune décision pour lever le secret-défense sur
tous les documents du SDECE. A la place, il a créé la Commission Consultative du
Secret de Défense Nationale qui peut être considérée comme une avancée dans ce
domaine mais, dans le cas de l’affaire Ben Barka, a permis au gouvernement de se
défausser de ses responsabilités politiques, nécessaires au réel avancement du
dossier. Au même moment, au Maroc, après la mort de Hassan II, le premier ministre
socialiste, pourtant ancien compagnon de route de Mehdi Ben Barka et animateur
des avocats de la partie civile après l’enlèvement, s’est refusé à aborder le dossier
Ben Barka avec son homologue français.
Espoir déçu après l’élection de Nicolas Sarkozy lorsque, pour la première fois depuis
1965, des deux côtés de la Méditerranée, les deux chefs d’Etat n’avaient plus aucun
lien avec une Affaire qui avait éclaté plus de 40 ans auparavant. Mais très
rapidement, on constata que la logique de la raison d’Etats et de la protection des
criminels prévalait. Les mandats d’arrêt internationaux lancés par le juge Ramaël à
l’encontre de responsables sécuritaires marocains restèrent bloqués au ministère
français de la justice et lorsque ma famille envoya un courrier au président Sarkozy, il
fit répondre en nous proposant de rencontrer des responsables du ministère français
des Affaires étrangères. L’affaire Ben Barka n’était plus une affaire française.
Ainsi, chaque fois, la raison d’Etat, ou plutôt la raison des Etats a été plus forte que
la justice, plus forte que les intentions politiques qui, je veux avoir la naïveté de le
croire, pouvaient être sincères.
Qu’en est-il aujourd’hui, dix-huit mois après l’élection de François Hollande ?
Avec notre avocat Me Maurice Buttin, nous avons entamé plusieurs démarches en
direction de la nouvelle équipe gouvernementale.
Nous avons été reçus par un conseiller du président de la République qui nous a
écoutés attentivement. Aujourd’hui, nous faisons le constat que rien n’a bougé de ce
côté.
Nous avons été reçus par la conseillère juridique du ministre de la Défense qui nous
a écoutés attentivement. Lors d’une seconde rencontre, elle nous a précisé que le
ministre de la défense de François Hollande ne pouvait que confirmer la décision
prise par le ministre de la défense de Nicolas Sarkozy, à savoir ne pas déclassifier
les documents concernant l’affaire Ben Barka saisis à la DGSE, se réfugiant derrière
l’avis consultatif de la CCSDN qui avait estimé que la majorité des pièces
concernées ne pouvaient pas être déclassifiés. Je vous rappelle que ces documents
avaient été saisis par le juge Ramaël en présence du président de la dite commission
(CCSDN) qui avait lui-même fait un tri parmi les documents que voulait saisir le juge,
ne gardant que ceux qu’il estimait en rapport avec l’affaire.
Nous sommes là en présence de la plus scandaleuse manifestation de la raison
d’Etats : alors que la DGSE est largement impliquée dans la disparition de Mehdi
Ben Barka, c’est son ministère de tutelle qui décide des documents qu’il faut ou qu’il
ne faut pas livrer à la justice. Cela s’appelle être juge et partie.
Pour compléter ce tableau, ce dernier blocage : le juge Ramaël , avant de quitter
normalement ses fonctions autour du dossier, avait relancé au mois de juillet dernier
les mandats d’arrêts internationaux à l’encontre des sécuritaires marocains. Ils ne
sont toujours pas diffusés. Plus que cela, nous croyons savoir que même sur le
territoire français, il sera mis fin aux recherches liées à ces mandats. Bien entendu,
aucune explication n’accompagne ces décisions scandaleuses.
Le constat à faire est que l’indispensable volonté politique susceptible de faire
avancer la recherche de la vérité ne s’est toujours pas manifestée. Des initiatives ont
déjà été prises par des associations marocaines en France, notamment une lettre
ouverte au Président Hollande ; nous allons nous-mêmes en prendre certaines ;
nous allons vous proposer également de vous y associer ou de les soutenir. Nous
sommes convaincus de retrouver dans ce combat contre la raison d’Etats l’ensemble
des associations et partis politiques qui ont toujours été à nos côtés pour notre
combat pour la vérité, la justice et la mémoire.
Si nous regrettons aujourd’hui l’absence du Parti Socialiste à nos côtés lors de ce
rassemblement pour les raisons qui lui sont propres, il est certain qu’il a toute sa
place dans toutes les initiatives à venir.
Pour le Maroc, aucune avancée dans ce dossier n’a été constaté depuis un an ni de
la part du gouvernement ni du CNDH et nous observons la dégradation systématique
des droits humains, sociaux et des atteintes graves aux libertés de la presse.
En cette journée du disparu, au moment où de nombreux rassemblements sont
organisés, nous sommes partie prenante du combat des familles pour établir toute la
vérité sur les dossiers de la disparition forcée et solidaires avec l’ensemble du
mouvement social et associatif dans sa lutte pour une société de dignité, de justice et
de démocratie.
Avant de conclure ce rassemblement, je voudrais saluer la mémoire de deux
personnalités :
– Henri Alleg, sa dénonciation de la torture lors de la guerre d’Algérie a constitué un
tournant de la lutte anticoloniale pour la prise de conscience de la société française.
Il a toujours été à nos côtés face à la raison d’Etats pour la vérité et la justice.
– Mohammed Chebaâ, ancien prisonnier politique durant les années de plomb, il fait
partie des artistes marocains qui avaient exposé à Rabat pour l’exposition-hommage
à Mehdi Ben Barka il y a 5 ans. Il faut rappeler ici la forte implication des artistes
dans la préparation et la réussite de cette manifestation d’envergure au Maroc.
Publication : Dans le cadre de la collection « pensée d’hier pour demain » le CETIM
(Centre Europe Tiers-monde de Genève) propose des textes d’auteurs qui furent au
coeur de la lutte des peuples pour l’émancipation et dont la pensée reste aujourd’hui
de la plus grande actualité. Les premiers ouvrages se rapportent à Frantz Fanon,
Patrice Lumumba, Amilcar Cabral et, il y a quelques jours Mehdi Ben Barka.
Paris, le 29 octobre 2013