Emmanuel Pelon est un psychiatre. Il vit à Paris où il a travaillé pendant deux ans à la fois avec des prisonniers dans une prison française et avec des ex-prisonniers dans un service de consultation pour sortants de prison.
Nous avons demandé au Dr Pelon d’analyser la situation actuelle des prisonniers du groupe de Gdeim Izik qui sont en situation d’isolement carcéral depuis plusieurs années. le Dr Pelon a présenté une courte intervention lors de la Conférence organisée par Por Un Sahara Libre PUSL qui peut être visionnée sur Youtube
Pourriez-vous nous parler des conséquences de l’isolement carcéral prolongé en général ?
Quand j’ai préparé cette intervention, Mme Isabel Lourenço m’a décrit les conditions particulièrement extrêmes dans lesquelles les membres du groupe de Gdeim Izik se retrouvent, ou se sont retrouvés isolés. Je dois dire que, même avec mon petit bagage de connaissances sur les problèmes de la prison, j’ai eu du mal à imaginer ce qu’elle m’a raconté. La situation qu’elle a décrite constitue en soi de la torture.
De fait, il y a d’énormes différences dans les conditions d’incarcération d’un pays à l’autre et d’une prison à l’autre. Dans la plupart des cas, ce qu’on appelle la mise à l’isolement est une séparation de l’incarcération « normale » où il y a quand-même des codétenus, une vie sociale minimale, des livres, des activités, parfois même du travail, etc. L’isolement c’est comme un emprisonnement dans la prison. Il y aussi des différences saillantes entre les conditions d’isolement d’une prison à l’autre, et même d’une situation individuelle à l’autre, il y une grande variété de placements à l’isolement qui peuvent être infligés. La catégorie « solitary confinement » a été créée comme un objet d’étude unifié, notamment aux États Unis, qui est le pays qui incarcère et place à l’isolement la plus grande proportion de sa population, mais en fait il y a plein de variations des pratiques selon les endroits du monde et les situations.
Bien sûr, pour essayer de s’approcher de ce que les prisonniers vivent, on peut s’appuyer sur des expériences familières, le fait de se retrouver bloqué dans l’ascenseur, d’observer une souris dans une boîte, ou plus simplement le confinement sanitaire qui est imposé actuellement dans bon nombre de pays.
Tout cela peut nous permettre de s’approcher un peu de ce que peur ressentir un prisonnier à l’isolement, mais il faut bien garder en tête que ça ne nous mènera pas beaucoup plus loin.
Ce dont on parle est probablement une de ces expériences que, nous qui ne l’avons pas vécue, au fond, ne pourront jamais comprendre vraiment. C’est seulement en acceptant ça qu’on peut vraiment reconnaître la valeur de la parole des témoins, de ceux qui on vécu cela et survécu à cela.
Y-a-t-il cependant des caractéristiques communes aux conséquences de l’isolement carcéral même selon ces différentes circonstances ?
Oui, on peut lister quelques uns des principaux effets qui ont été observés.
D’abord il y a des conséquences physiques qui ont été par exemple présentés dans une étude récente[1] : problèmes de peau, problèmes sensoriels, problèmes circulatoires, musculo-squelettiques, entre autre, et il faudrait ajouter la très fréquente restriction de l’accès à un médecin.
Ensuite, il y a des conséquences psychologiques.
Pour résumer l’expérience de l’isolement carcéral avec mes propres mots, je dirais que c’est tout simplement l’abolition de tout ce qui est important dans la vie : l’espace, le temps, les relations humaines, et le monde.
– l’abolition de l’espace : réduction à l’extrême de l’espace disponible, non seulement pour le mouvement, mais même pour le regard, absence d’horizon.
– l’abolition du temps dans ses deux dimensions, la durée et le rythme
* la durée : monotonie extrême et absence de repère temporel : comment différencier une seconde d’un mois ?
* et le rythme : imprévisibilité : on essaye de capter des rythmes, le jour, la nuit, les repas, mais il n’y arrive jamais, car tout ce qui se passe est aléatoire, dépendant du vouloir de ceux qui vous gardent.
– l’abolition du lien humain : l’impossibilité d’interagir avec d’autres. sentiment de solitude et d’abandon extrême
– l’abolition du monde : comment savoir si tout cela existe encore : le monde extérieur. plus aucun indice pour le vérifier
Et quels symptômes peuvent survenir comme conséquence de cette expérience ?
Je vais utiliser librement la description de Stuart Grassian[2] à propos de son travail dans les prisons américaines :
1) torpeur, léthargie, comme si on était en mode veille
2) alternance et contraste avec hyperréactivité à la moindre stimulation, bruit, odeur, etc, comme si tout était amplifié
3) inversion du cycle veille sommeil : fatigue la journée, angoisse la nuit
4) difficultés à rester attentif, a garder le fil de sa pensée ou de la conversation, impossibilité à fixer sa mémoire
5) au contraire fixation de la pensée sur des détails qui deviennent obsédants
6) parmi ces obsessions, amplification extrême de tous les signaux qui viennent du corps, donc un inconfort se transforme en véritable douleur dont il est impossible de détacher son esprit, avec terreur d’être malade, voire mourant.
7) méfiance généralisée, on a tellement peu d’information sur ce qui nous arrive alors on surinterprète tout ce qui se passe
8) hallucinations surtout auditives : difficile de savoir si elles sont un mécanisme de protection (pour compenser l’absence de simulation) ou si elles sont un signe de souffrance cérébrale.
9) parfois syndrome confusionnel, incohérence et dissociation complète de la perception et même de la conscience, ce qui est une urgence médicale.
Est-ce que ces symptômes s’arrêtent quand l’isolement prend fin ? Que se passe-t-il quand le prisonnier est libéré ?
Au-delà des conséquences immédiates de l’isolement carcéral complet, il paraît important de comprendre que les conséquences de ce type d’expérience continuent bien après qu’il ait cessé.
Déjà, sortir d’une incarcération « normale » est une expérience extrêmement éprouvante, parfois même pire que l’entrée. Évidemment la libération est toujours une bonne nouvelle, mais tout comme nous avons besoin de temps pour nous habituer à des conditions difficiles, nous avons besoin de temps pour nous adapter à de meilleures conditions, même si c’est plus contre-intuitif.
C’est comme de proposer un festin à quelqu’un qui a traversé un désert sans manger pendant un mois : il existe un syndrome qu’on appelle le syndrome de renutrition inappropriée, qui peut littéralement tuer !
Pour le psychisme, c’est presque pareil. Les prisonniers qui sortent d’isolement sont extrêmement sensibles à la moindre stimulation, il faut les aider à s’exposer très progressivement
Les familles doivent savoir que c’est bien leur amour qui fait tenir les prisonniers à l’intérieur, et c’est toujours le cas à la sortie, mais elles peuvent se préparer à rester parfois à une certaine distance quand ils sortiront, à leur laisser de l’espace.
Ils auront plus que jamais besoin de leur amour, mais trop de contacts pourraient les saturer, comme quelqu’un qui sort d’une grotte est ébloui par trop de lumière.
Comment les prisonniers survivent cette torture ? Pourquoi certains craquent et pas d’autres ?
Il est connu qu’un bébé sans interaction sociale, même bien nourri, meurt. C’est ce que les pédopsychiatres appellent « l’hospitalisme ». L’interaction sociale est vitale, probablement parce que nous sommes une espèce sociale, un « animal social »
Dans ce cas, pourquoi un adulte ne meurt pas dans les mêmes conditions?
Il est important de comprendre que les effets de l’isolement carcéral varient considérablement d’un individu à un autre, et c’est un peu un mystère. On ne sait jamais exactement comment on va réagir jusqu’à ce que ça nous arrive. Peut-être que je serais mort, je ne pense pas avoir la force de survivre à ça.
De fait, il y a des adultes qui meurent quand ils sont isolés, mais c’est souvent en attentant à leurs jours. Beaucoup de prisonniers se suicident pendant ou après un isolement carcéral, et c’est quelque chose qui inquiète beaucoup d’administrations pénitentiaires dans le monde.
Il y a encore beaucoup à comprendre sur ce qui fait survivre à la privation sociale, mais je vais essayer d’imaginer deux hypothèses, qui sont assez évidentes, dans un sens : d’abord, l’amour, ensuite le sens.
Peut-être, qu’au fond de nous, à partir d’un certain âge, on est capable de garder en soi, au moins pour un temps, l’image, la chaleur de ceux qu’on aime, les moments heureux qu’on a passé avec eux, et peut-être plus largement l’esprit peut maintenir un contact avec ce à quoi on tient, phénomènes se qu’on peut relier à ce que les psychanalystes appellent « l’accès à la permanence de l’objet ».
Savoir qu’on est aimé, qu’on a été aimé et qu’on l’est toujours, qu’on est digne d’amour. c’est là que le rôle de la famille et des proches est plus que déterminant : c’est sans conteste la chose la plus importante, parce qu’on ne peut probablement pas garder cette « image » pour un temps infini, nous avons besoin de signes réguliers de cet amour.
Un autre aspect qui semble protéger le psychisme est de penser que ce qu’on endure a un sens.Par exemple, savoir qu’on est torturé pour une raison politique, et non pas par hasard, semble donner de la force. Dans certains contextes historiques, certain se sont même préparés à cela, comme une conséquence possible de l’action politique qu’ils ont menée, et savoir que la torture est une possibilité dont on a choisi de prendre le risque semble protéger quand le moment arrive où l’on est vraiment torturé.
Je cite Naâma Asfari, l’un des prisonniers du groupe qui a pu transmettre son expérience en janvier 2020 : « Si tu es croyant, tu dis que tout dépend de Dieu, moi je dépends de ce que j’ai choisi dans ma vie »
Fort heureusement, il y a beaucoup de sources de sens. Dans cette phrase, on voit que Naama reconnais que la religion est un puissant pourvoyeur de sens, et c’est peut-être le cas pour certains de ses compagnons, mais pour lui-même on voit que l’affirmation de sa liberté est la chose la plus importante.
On peut aussi supposer que savoir qu’on appartient à quelque chose de plus grand, un groupe, un peuple, qui est placée dans une situation plus vaste que soi, par exemple une situation historique, une lutte pour la liberté ou l’indépendance, savoir que cette lutte continue en dehors de la prison, et qu’elle continuera même si on meurt ou si on reste en prison, tout cela peut aussi donner du sens, et donc de la force, qui allège peut-être la peur de sa propre destruction ou sa propre souffrance.
Donc vous pensez qu’il y a une différence dans le cas des prisonniers politiques qui subissent l’isolement ?
Je pense que dans un sens, on peut parler de l’emprisonnement politique comme un déplacement du champ de bataille vers le psychisme du prisonnier.
Pour l’état, en tout cas dans ce cas-là, le but de l’affaire est de briser, mais briser quoi ? Si l’état pouvait simplement détruire ces gens, il les tuerait. Mais il ne le peut pas, au nom des lois dont il tire sa légitimité, car tout pouvoir se maintient seulement en se réclamant d’une légalité. Ce qu’il cherche à détruire ce n’est donc pas leur vie, mais ce en quoi ils croient. Par l’isolement, ils veulent semer le doute, saper l’intégrité du prisonnier pour qu’il abandonne ce en quoi il croit.
C’est pour ça qu’on peut voir que le champ de cette bataille est à la fois le corps et le psychisme du prisonnier.
Pourquoi, sinon, s’acharnent-ils sur ceux dont ils considèrent qu’ils ont le plus fort caractère ?
C’est aussi pourquoi je voudrais faire un léger déplacement par rapport à la perspective des Droits de l’Homme : ce qui se passe avec les prisonniers politiques ce n’est pas seulement une victimisation, mais aussi une lutte qui se continue. Il s’agit bien sûr de victimes, mais aussi et peut être avant tout d’hommes en lutte, une lutte non violente de leur part, mais violente de l’autre côté, et où le champ de bataille est leur propre corps, et leur propre esprit.
Comment le prisonnier peut lutter dans ce que vous appeler le champ de bataille du psychisme, et dans la prison ?
Naâma Asfari, dans la même lettre, dit :« A Kénitra, nous vivons dans une situation de non droit ; ça signifie que notre situation n’est pas gouvernée par la loi pénitentiaire ni par aucune loi, juste par les institutions. (…) Le directeur de la prison nous confirme de manière implicite qu’il gère notre situation en suivant les instructions de sa hiérarchie. L’autre jour dans une discussion avec le Directeur, il n’a pas pu me convaincre. Je lui ai dit : « C’est quoi la nature des relations entre nous si le code pénitentiaire ne gère pas la relation entre nous ? Si vous dites que c’est une institution étatique gérée par des lois vous êtes un menteur. Si vous me répondez comme un menteur, du coup c’est moi le vainqueur sur le plan psychique. Vous ne respectez pas vos lois. Quand j’ai été arrêté, je n’avais pas de kalachnikov…et l’expérience de la prison m’a prouvé que j’avais raison. Je suis arrivé à un stade où il n’y a plus de langage, alors dois-je prendre une kalachnikov ? Il est resté comme un petit garçon ! (…) J’ai vu à la TV marocaine, Tamek, le Directeur de l’Administration pénitentiaire qui s’adressait aux chefs des administrations pénitentiaires réunis au Maroc ces jours-ci déclarer : « La prison, pour les détenus c’est pour les priver de leur liberté pas de leur dignité » (…) C’est un mensonge ! »
Je dois dire que je suis impressionné par la limpidité politique de l’analyse de ce prisonnier. On pourrait longuement commenter cette citation mais on peut déjà voir qu’il y a une confrontation des discours entre les protagonistes, et ce qui est en jeu, pour le prisonnier et son geôlier, est de faire gagner son argument ! Gagner, ce sera ici arriver à imposer sa définition de la nature de leur relation : est-ce la loi ? ou est-ce la force ?
Si le geôlier ne peut pas convaincre le prisonnier qu’il n’est qu’un hors-la-loi, il devra utiliser la force. Mais s’il utilise la force jusqu’au stade qu’on appelle la torture, il montre au monde (et à lui-même) que ce n’est pas la loi qu’il est en train de défendre, mais une position de pouvoir.
Je crois que tous les états ont beaucoup de mal à utiliser en même temps le droit et la force, le tribunal et la torture, ils sont obligés de faire un véritable grand écart, et ce grand écart se répercute jusque dans les prisons.
C’est de cette manière que les prisonniers font en sorte que le champ de la bataille devienne aussi le psychisme du gardien. Car le mensonge a un coût dans l’esprit du gardien, et c’est ce que les prisonniers politiques savent : ils savent que mettre leurs geôliers devant leur mensonge, devant leurs contradictions, devant l’hypocrisie de leurs chefs, cela les affaiblit, et qu’au fond d’eux, les geôliers peuvent aussi avoir peur.
Les prisonniers montrent à leurs gardiens qu’ils sont coupés en deux, qu’ils ne peuvent pas gagner contre eux-mêmes, car tout ce qu’ils gagnent en brutalité, ils le perdent en légitimité, et que leur stratégie n’est pas seulement une infâme injustice, elle est aussi un lamentable échec.
Je voudrais conclure en reprenant au psychiatre Frantz Fanon l’idée que la psychologie de l’opprimé, meurtrie et parfois presque détruite par l’oppresseur, se transforme du tout au tout lorsque celui-ci entre dans une lutte de libération. Ça ne veut pas dire qu’il ne souffre plus, mais qu’il pointe la contradiction dans l’esprit de l’oppresseur en lui montrant que ce qu’il lui refuse est bien la dignité, et en faisant cela, il commence précisément à reprendre sa dignité !
je finirai en citant cette phrase énigmatique de la fin des Damnés de la Terre :
« La libération totale est celle qui concerne tous les secteurs de la personnalité. L’embuscade ou l’accrochage, la torture ou le massacre de ses frères enracinent la détermination de vaincre, renouvellent l’inconscient et alimentent l’imagination. »
[1] Strong JD, Reiter K, Gonzalez G, Tublitz R, Augustine D, Barragan M, et al. (2020) The body in isolation: The physical health impacts of incarceration in solitary confinement. PLoS ONE 15
[2] Stuart Grassian, Psychiatric Effects of Solitary Confinement, 22 Wash. U. J. L. & Pol’y 325 (2006), https://openscholarship.wustl.edu/law_journal_law_policy/vol22/iss1/24. Dr. Grassian is a Board Certified Psychiatrist who was on the faculty of the Harvard Medical School for over twenty-five years. He has had extensive experience in evaluating the psychiatric effects of solitary confinement, and in the course of his professional involvement, has been involved as an expert regarding the psychiatric impact of federal and state segregation and disciplinary units in many settings.