Une chose stupéfiante s’est produite en Libye au cours de ces derniers mois. Une chose autrefois impensable dans ce pays dominé par les hommes, viscéralement arrimé à l’islam et partisan des moeurs les plus traditionnelles : des femmes sont sorties dans la rue pour exiger que les autorités reconnaissent les milliers de viols perpétrés pendant la révolution. Des femmes, militantes d’organisations, bénévoles, et de tous âges, ont brandi des pancartes, clamant : « Plus jamais ça ! » et « La société ferait mieux d’enseigner “Ne violez pas” plutôt que “Ne soyez pas violée”
Elles se sont réunies à plusieurs reprises à Tripoli sur la place des Martyrs, autrefois appelée place Verte, au pied des remparts où Mouammar Kadhafi était apparu, le 25 février 2011, les yeux hagards et le poing en l’air, pour inciter ses partisans à chanter, danser, et faire tout ce qu’il leur plairait, ce que la population, déjà avertie, avait compris comme une incitation à violer autant qu’il leur plairait.
Elles se sont postées à l’entrée du Parlement, le Congrès général national, avec les mêmes slogans, les mêmes panneaux, contraignant chaque parlementaire à les voir et à affronter leurs doléances. Et, défiant l’opprobre et le tabou entourant le mot et l’idée même du viol, elles ont supplié l’Etat de rompre le silence, « ce meilleur allié de Kadhafi », et de prendre ses responsabilités en admettant que ce fut bel et bien une arme de guerre et que ses victimes, innombrables, contraintes de se cacher et de se taire, doivent être reconnues dans leur souffrance, protégées, assistées au même titre que toutes les autres victimes de la guerre. Sans quoi, nous déclarait l’une d’elles, « cette injustice et ce poison conçu par le tyran continueront de hanter des générations ».
L’audace était réelle tant le sujet est sulfureux. Mais le gouvernement du premier ministre libéral Ali Zeidan a entendu l’appel et élaboré en juin un projet de loi qui pourrait se révéler être une première mondiale. Un texte inimaginable au sortir de la révolution, il y a juste deux ans, et dont le pragmatisme, la modernité médusent les ONG connaissant le terrain. Un texte dont le vote par le Parlement libyen est guetté par des milliers de victimes en Libye mais aussi dans tout le Moyen-Orient.
« C’est formidablement pionnier ! », affirme la juriste internationale Céline Bardet, qui a notamment travaillé pour le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, enquêté sur les violences sexuelles commises en Bosnie et continue de travailler sur les terrains des révolutions arabes. « Les femmes de toute cette région du monde, notamment les Syriennes et les Egyptiennes qui, elles aussi, ont subi des viols, attendent cette loi avec l’espoir de pouvoir un jour relever la tête et se voir reconnaître un statut et des droits. »
THÈME PROFONDÉMENT TABOU
La commission juridique du Parlement a déjà approuvé le projet, mais la situation chaotique du pays – kidnapping récent du premier ministre, affrontements entre milices au coeur même de Tripoli, assassinats dans l’est du pays – et la réticence des élus à aborder ce thème profondément tabou ont conduit à en différer la discussion. Au grand dam des organisations féminines et du ministre de la justice, Salah Bachir Al-Marghani. « C’est pourtant une urgence, dit-il. Cette loi, je pèse mes mots, est vitale pour l’avenir de la Libye et la réconciliation nationale. »
Fini, le déni officiel. Dépassé, le refus d’évoquer les viols survenus pendant les huit mois de la révolution (17 février- 23 octobre 2011). « Nous avons des preuves, des films, des témoins. Nous disposons d’enregistrements dans lesquels le premier ministre de Kadhafi lui-même rigole avec ses collaborateurs en évoquant les viols perpétrés par ses hommes, explique Salah Bachir Al-Marghani. Sur ordre, les troupes du tyran ont violé massivement, systématiquement. C’est une vérité à laquelle nous devons faire face, même si elle nous horrifie et nous déstabilise puisque c’était du jamais-vu. Nous avions une longue expérience des massacres et des crimes de sang. Nous savions comment réagir, compenser, punir. Mais le viol est autre chose. »
C’est le pire des outrages, dit le ministre de la justice. Quelque chose dont la honte et le déshonneur rejaillissent sur toute la famille, voire la tribu. Un crime plus impardonnable que le meurtre. Et donc qui se tait. Se camoufle. Et se règle entre soi. Des jeunes femmes ont été poussées au suicide. D’autres ont été tuées par un homme de leur famille. La plupart se recroquevillent sur leur secret. Des vengeances sanglantes continuent d’avoir lieu, sur lesquelles personne ne dit mot.
Des villes comme Misrata vouent une haine inextinguible envers d’autres cités – en l’occurrence Tawerga – réputées avoir hébergé des violeurs. « Pour mettre fin à cette spirale de violence, réparer l’injustice subie par ces femmes doublement victimes, il fallait donc une loi, explique Salah Bachir Al-Marghani. Une loi qui reconnaisse leur douleur en leur donnant un statut de victimes de guerre et leur rende dignité et honneur. » Le texte – qui concerne également les femmes contraintes de « satisfaire les désirs de Mouammar Kadhafi et de ses fils durant la sinistre période de son règne » – prévoit de leur attribuer une pension mensuelle, des soins médicaux, des offres d’études en Libye ou à l’étranger, une priorité pour des emplois publics, l’obtention de prêts immobiliers ou d’achat de véhicule, une assistance dans les poursuites judiciaires contre leurs agresseurs.
Des dispositions sont aussi prises pour protéger les enfants issus des viols – il y en a beaucoup, malgré des avortements autorisés exceptionnellement, le temps de la guerre, par une fatwa du grand mufti – et faciliter leur adoption. Enfin, une commission spéciale doit être créée dans plusieurs villes afin de recenser les femmes bénéficiaires de la loi en garantissant le secret absolu de toutes les informations recueillies. Autant dire une bombe dans la culture libyenne.
« Alors il faut nous aider !, s’écrie le ministre de la justice, conscient de la précarité du gouvernement actuel. Je vous le demande très sérieusement. Nous avons besoin du soutien de la communauté internationale pour faire avancer ce texte. Nous avons besoin que des activistes, des féministes, des défenseurs des droits humains se mobilisent, écrivent, manifestent et fassent pression sur le Parlement libyen. Des femmes solidaires. Et des parlementaires. C’est notre seule chance de réconciliation nationale. »
La présidente du Parlement italien, Laura Boldrini, fut la première à applaudir l’initiative et à tendre la main aux Libyens. Le 2 juillet, elle a accueilli à Rome une conférence intitulée « La nécessaire vérité », occasion pour le vice-président du Congrès libyen, Juma Ahmad Atigha, de présenter la loi, et d’écouter, au milieu d’élus italiens bouleversés, plusieurs témoignages évoquant « la tragédie libyenne ». Celui d’un homme d’abord. Un homme dont le timbre de la voix indiquait les blessures et la douleur de témoigner. Un homme qui, fouillant une maison suspecte à la recherche de son fils, kidnappé au début de la révolution, fit dans son sous-sol une découverte atroce, au pied de l’escalier caché par une grosse porte blindée : une chambre
de torture. « Il y avait des appareils d’électrocution, des fers, des cordes qui pendaient au plafond. Un corridor menait à de nombreuses cellules, envahies par l’eau et les excréments. Les trois premières étaient remplies de femmes entièrement nues. Une autre hébergeait une quinzaine de jeunes enfants, également nus. Dans d’autres enfin, il y avait des hommes. Certains n’avaient pas vu le jour depuis trente ans. » Tous, disait-il, avaient été violés.
« LA NÉCESSAIRE VÉRITÉ »
La présidente a ensuite demandé à ce que la salle soit jetée dans la pénombre. Une femme allait témoigner, un voile sur le visage, tremblant de tout son corps. Militante pendant la révolution, elle avait été arrêtée le 20 juin 2011, avec deux autres camarades, à l’université de Tripoli et poussée dans un 4 × 4 aux vitres fumées. Après trois heures de route, les yeux bandés, elles avaient été interrogées, entièrement dénudées. Ses deux amies ayant déclaré être célibataires, elles avaient été envoyées dans une katiba et personne ne les a plus jamais revues.
La jeune femme, elle, mariée, avait été transférée dans une prison, où elle passera deux mois, toujours nue, comme les 80 autres femmes dont on avait confisqué les vêtements. Elle y subira des décharges électriques sur tout le corps, des brûlures, toutes sortes de tortures sexuelles et sera constamment violée, les mains attachées par des cordes accrochées au plafond. « Personne ne me rendra ce que j’ai perdu. Mais je veux qu’on me reconnaisse comme une victime de guerre et pas comme “une traînée qui n’avait qu’à rester chez elle”, comme certains me l’ont dit. Je veux que justice soit faite et mes bourreaux condamnés. »
Des bourreaux ? On en avait rencontré, à l’hiver 2012, dans une prison de Misrata. De jeunes violeurs. Penauds et misérables. Bafouillant, s’excusant, au bord des larmes. Des soldats de Kadhafi, expliquant comment, approvisionnés en alcool, en hachisch et en « pilules excitantes », ils avaient ordre d’entrer dans les maisons et de violer toutes les femmes qui s’y trouvaient. En se filmant mutuellement à l’aide de téléphones, afin de pouvoir envoyer le film aux pères, aux frères, aux maris. Pour les rendre fous. Ou les clouer chez eux. « Les filles hurlaient, nous suppliaient. Imploraient leur vieux père de ne pas regarder. Mais j’étais menacé d’une arme si je ne le faisais pas… Ne le dites pas à ma mère ! Elle mourrait ! Aujourd’hui, je lis le Coran et je prie jour et nuit. »
Des centaines ont été arrêtées qui croupissent dans des prisons non contrôlées par l’Etat et subissent fréquemment des tortures. « Inacceptable », dit le ministre, convenant cependant que l’attention du pouvoir libyen se porte surtout sur les grands donneurs d’ordres de viol : Seif Al-Islam, le fils de Kadhafi, son premier ministre, son chef des renseignements, ses généraux… « Mais il faut aller vite ! », insiste-t-il, lui qui a pris son bâton de pèlerin, en septembre, pour aller présenter sa loi à New York, en marge de l’Assemblée générale de l’ONU. Comme s’il pressentait que, faute d’appuis occidentaux, son projet si pionnier risquait de sombrer dans le grand chaos libyen.