RWANDA 1994. QUELLES RESPONSABILITÉS FRANÇAISES DANS LE GÉNOCIDE ?

RWANDA 1994.
QUELLES RESPONSABILITÉS FRANÇAISES DANS LE GÉNOCIDE ?

Jean Chatain

7 avril 1994, le génocide commençait à se déchaîner à partir de la capitale rwandaise. Un million de martyrs en une centaine de jours. Vingt ans plus tard, de nombreuses questions demeurent sans réponse. En particulier, celles concernant le rôle joué par la France non seulement lors du génocide lui-même, mais auparavant, durant toute la période de la guerre civile (octobre 1990-août 1994).

Préparé par un pouvoir central confronté depuis octobre 1990 à la rébellion dirigée par le Front patriotique rwandais (FPR), annoncé quasi ouvertement (deux mois plus tôt, un magazine, La Médaille Nyiramacibiri, avait froidement titré : « Au fait, la race tutsi pourrait être éliminée »), le génocide s’étend très vite à l’ensemble du pays. Les rues de Kigali ont été barrées par les milices du « Hutu power » la veille au soir, au moment même où l’avion transportant le Président Juvénal Habyarimana, accompagné de son homologue burundais Cyprien Ntaryamira, s’écrasait, entraînant tous ses passagers dans la mort. Au cours de la nuit suivante, l’envoyé spécial de l’ONU, Jacques-Roger Booh-Booh, reçoit la visite inopinée du colonel Théoneste Bagosora : « Ne vous inquiétez pas, c’est un putsch, mais nous avons la situation bien en mains »

Dès les instants suivant l’attentat, les milices interahamwe (approximativement « ceux qui combattent ensemble » ou encore « ceux qui frappent ensemble ») prenaient donc position sur les axes stratégiques. Les passants sont sommés de présenter leurs papiers d’identité, lesquels précisaient l’appartenance ethnique du détenteur (une invention du colonialisme belge). Si le mot Tutsi figure sur la carte, la personne – homme, femme ou enfant – est mise à mort. Simultanément, des commandos de tueurs, disposant de listes, forcent les portes des militants démocrates hutu : membres du gouvernement de transition issu des accords d’Arusha (août 1993) censés créer les conditions de la démocratisation du pays, responsables d’associations, candidats déclarés à des élections régulièrement annoncées et toujours reportées, journalistes… Tous sont assassinés, très souvent avec leurs familles.

Le 7 au matin, les meurtres ciblés se poursuivent : assassinat par la Garde présidentielle des deux candidats d’opposition à la présidence de l’Assemblée de transition, du président de la Cour constitutionnelle, de la première ministre hutu du gouvernement de transition, Agathe Uwilingiyimana, les dix casques bleus belges affectés à sa protection livrés au lynchage… Des crimes politiques aussitôt noyés dans une folie de sang « ethnique », celle qui, en trois mois, fera un million de morts dans la population portant sur la carte d’identité la mention : Tutsi.

Le crime avait été annoncé

L’attentat contre l’avion du président Habyarimana fournissait le?6 avril 1994 le détonateur de la tuerie, il n’en fut pas le motif. Les signaux d’alarme s’étaient multipliés dans la période antérieure. Commandant de la Force internationale de maintien de la paix des Nations unies au Rwanda (MINUAR), le général canadien Roméo Dallaire avait ainsi, le 11 janvier 1994, envoyé un fax à ses chefs directs – le général Maurice Baril et Kofi Annan, alors secrétaire général adjoint – pour les informer d’un plan, appris d’un informateur local désigné sous le nom de code «?Jean-Pierre?», prévoyant l’assassinat de casques bleus belges et de politiciens rwandais d’opposition en prélude à l’extermination de la population tutsi. Réponse : pas question pour vous d’intervenir et de dépasser les limites du mandat de la MINUAR. Plus l’ordre (que l’intéressé se garda d’appliquer) de rendre compte au président Habyarimana alors que le chef de l’Etat était nommément désigné comme l’une des principales clés de voûte de ce complot criminel?!

Le comportement de l’officier canadien suscita l’hostilité de Paris. Dans son ouvrage (1), Roméo Dallaire indique avoir appris que « la France avait écrit au gouvernement canadien pour demander mon retrait du commandement de la MINUAR. Il était évident que quelqu’un n’avait pas apprécié que je mentionne clairement la présence des soldats français au sein de la Garde présidentielle, une instance qui entretenait des liens étroits avec les milices de l’Interahamwe ». Il conclut en disant qu’il avait alors « pris note du fait qu’il me faudrait surveiller attentivement les Français du Rwanda et enquêter sur la présence des conseillers militaires français au sein des unités d’élite de l’Armée gouvernementale rwandaise et leur implication possible dans l’entraînement de l’Interahamwe ».

Cette dénonciation de la complaisance de Paris envers un régime qui, depuis octobre 1990, avait multiplié les massacres «?ethnistes » à travers le pays, vaut encore aujourd’hui à son auteur l’animosité de l’armée française et de la cellule africaine de l’Elysée. Leur fureur embarrassée est encore avivée par la?publication de nombreux témoignages (de rescapés comme de génocidaires) ainsi que d’articles et de livres d’investigation plaçant « la France au cœur du génocide des Tutsi» (2). Dans la dernière période, deux responsables de l’opération Turquoise au Rwanda (juin-août 1994) ont notamment donné de la voix.

Le général Lafourcade (3) se réfère au rapport de la Mission parlementaire dirigée par l’ex-ministre Quilès, pour proclamer que si la France avait certes commis des « erreurs », elle ne pouvait être soupçonnée de la moindre responsabilité. A cela près, soulignons-le, que le dit « rapport Quilès » est contredit par de nombreux documents contenus dans les tomes d’annexes censés l’étayer. Contradiction qui se retrouve dans les propos tenus antérieurement par le chef de Turquoise lui-même. Lafourcade réfuté par Lafourcade en quelque sorte. Un exemple cruel est fourni par ses confidences successives concernant la Radiotélévision libre des Mille Collines (RTLM) dont la propagande avait accompagné et coordonné des tueries indissociablement politiques (les Hutu de l’opposition démocratique) et racistes (les familles tutsi).

La RTLM a continué d’émettre à partir de la « Zone humanitaire sûre » (ZHS) constituée par Turquoise. Le général parle d’une erreur d’analyse dont il se juge seul responsable : « J’ai compris trop tard les effets dévastateurs de la Radio Mille Collines (…) Je n’ai pas assez mesuré la violence de l’impact que ce média pouvait générer ».

Peut-être, mais interrogé en février 2006, le patron de Turquoise, parlant de la RTLM, confiait avoir « envisagé de monter une opération spéciale, car on arrivait à la localiser. Mais cela m’a été refusé par l’état-major des armées. Je le regrette car on sait faire ce genre de chose »

A la question faut-il voir là une décision politique, le même enfonçait le clou : « Un coup comme ça, le chef d’état-major va demander au Premier ministre ou au Président : Est-ce qu’on y va ? » (4)… Traduction : le refus d’interdire les émissions de la RTLM est venu soit de l’Elysée, soit de Matignon, le soldat, lui, n’a fait qu’appliquer la consigne. Ce qui est effectivement le plus crédible.

Le journal l’Humanité ayant relevé cette contradiction, Lafourcade exigeait un droit de réponse pour assurer cette fois que RTLM émettait depuis Gitarama, à l’extérieur de la ZHS, et que lui-même ne pouvait donc rien faire. Trois versions d’un même fait, cela fait beaucoup pour un seul homme…

Le colonel Tauzin (5), commandant le 1er RPIma, assure que « l’opération Turquoise fait honneur à la France et à son armée ». Ne peuvent en douter que des esprits influençables, victimes de la « guerre psychologique » conduite par des stipendiés de l’étranger ou des professionnels de l’anti-France comme le PCF. Selon cet ancien de la DGSE, rien n’autorise à s’interroger sur l’impartialité des autorités françaises. Sa carrière personnelle n’en est-elle pas la preuve ? il fut conseiller militaire de Habyarimana de 1990 à 1993, chef du Détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) Panda envoyé encadrer les FAR (Forces armées rwandaises, l’armée du régime clanique et mafieux en place à Kigali), et qui, en février 1993, « permettra aux FAR de redresser spectaculairement la situation face au FPR ». Enfin en juillet 1994, il confiait devant une caméra être résolu à « casser les reins au FPR » et, qu’en cas d’affrontement, sa consigne sera : « Pas de quartier ! » Une citation omise dans le livre commis par lui en ce début 2011…

En fait assassinats ciblés et massacres n’avaient cessé de se multiplier après 1990, ce que d’aucuns ont appelé des « répétitions générales du génocide ». Quelques dates repères.
*Octobre 90. Arrestation de quelque 8?000 Tutsi à Kigali, finalement libérés sous la pression internationale. Un premier massacre est perpétré à Kibilira.
*Janvier 91. Massacre des Bagogwe, une communauté tutsi marginalisée du nord-ouest, par des « émeutiers » encadrés par la Garde présidentielle.
*Mars 92. Massacres dans le Bugesera (sud).
*Août 92. Massacres dans la région de Kibuye (ouest).
*Décembre 92. Massacres de Tutsi et d’opposants hutu dans la région de Gisenyi, le fief nordiste du président.
*Mai 93. Assassinat d’Emmanuel Gapyisi, leader du Mouvement démocratique républicain (MDR), principal parti hutu d’opposition au MRND (6) présidentiel.
*Février 94. Assassinat de Félicien Gatabazi, leader hutu du parti d’opposition Parti social-démocrate (PSD).

Que le génocide n’ait été en rien une « réaction spontanée » à la mort du président Habyarimana se vérifie également par le fait qu’il fut précédé, préparé par une intense campagne médiatique, presse écrite et surtout radio, destinée à conditionner le citoyen hutu de base, puis à lui diffuser les consignes durant le génocide lui-même. Slogan martelé par la chaîne RTLM durant la nuit du 6 au 7 avril 1994 : « Il reste de la place dans les tombes. Qui va faire du bon boulot et nous aider à les remplir correctement ? »

Au Rwanda, la haine ethnique comme technique de pouvoir constitue un héritage de la période coloniale. Les premiers pogroms ont été perpétrés en 1959, avec la bénédiction de la Tutelle belge et de l’Eglise missionnaire. Débouchant sur un système d’apartheid, qui fut, après l’indépendance de 1962, repris à leur compte et institutionnalisé en un véritable nazisme tropical par les deux Républiques successives (Kayibanda, puis Habyarimana). Ce qui n’empêcha pas l’ancienne métropole belge de soutenir inconditionnellement la Première République, ni, après le putsch organisé par Habyarimana contre Kayibanda, Paris de profiter de l’occasion pour substituer son influence à celle de Bruxelles en agissant de façon strictement identique avec la Seconde.

1990-94 : avant Turquoise, de Noroît à Amaryllis…

Durant les quatre années de guerre civile, l’armée française n’a cessé très ouvertement de voler au secours du système en place à Kigali. Et cela, répétons le, en dépit des massacres racistes ensanglantant régulièrement le pays. Prétendre, comme la mission d’information parlementaire française que Paris avait peut-être commis des « erreurs », mais en toute bonne foi, en toute ignorance de la dérive génocidaire ayant précédé, revient à feindre de méconnaître non seulement ces tueries à répétition, mais encore les initiatives multipliées par l’Elysée en soutien à la dictature de Habyarimana durant les quatre années de guerre civile ouverte à l’automne 1990. L’opération Turquoise de juin-août 1994 a été précédée par d’autres interventions révélatrices des relations entretenues par la présidence et le gouvernement français avec leurs homologues rwandais de l’époque.
*Octobre 1990. Quarante-huit heures après l’offensive du FPR depuis le territoire ougandais, l’état-major donne le coup d’envoi de l’opération Noroît. Le circuit de direction va du lieutenant-colonel du 1er RPIma Gilbert Canovas, nommé conseiller auprès de l’état-major des FAR (forces armées rwandaises), à l’amiral Lanxade (chef d’état-major) ainsi qu’aux généraux Quesnot (chef d’état-major particulier du président Mitterrand) et Huchon (adjoint du précédent). Fin octobre, l’offensive FPR est enrayée. Début de l’année suivante, le FPR lance une nouvelle attaque sur Ruhengeri et libère de nombreux prisonniers politiques détenus dans cette ville du nord. Le dispositif Noroît est aussitôt renforcé par la mise en place d’un Détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI), chargé d’encadrer et former les unités des FAR, la gendarmerie, enfin la Garde présidentielle (fer de lance, avec les milices ierahamwe, du génocide de 1994). Un an plus tard, l’armée française contre directement une nouvelle offensive du FPR (février 1993) avec l’opération Chimère. Ce fut, déclarait le général Quesnot devant la mission Quilès « une vraie guerre, totale et très cruelle »

Cependant la force militaire du FPR et le renforcement de l’opposition non armée obligent Habyarimana à accepter le principe d’un gouvernement de transition, allumant ainsi la fureur des franges les plus extrémistes de ses partisans (création de la Coalition pour la défense de la République, CDR). Un accord de paix est signé le 4 août 1993 à Arusha, prévoyant le déploiement d’une force des Nations unies. Le FPR subordonne sa signature au retrait des troupes françaises et leur non participation à la mission de l’ONU.
*15 décembre, les militaires français quittent officiellement le pays, mais des éléments du DAMI demeurent officieusement sur place, quitte à se déguiser en civils pour continuer de jouer un rôle d’instructeur auprès des FAR comme dans les camps d’entraînement interahamwe installés surtout dans la partie nord du pays.
*6 avril 1994, attentat contre l’avion personnel de Habyarimana, coup d’envoi du génocide. Sous prétexte d’évacuer les ressortissants français, l’Elysée décide une opération Amaryllis de quelques jours (9-12 avril). Celle-ci permettra au passage l’exfiltration de dignitaires du régime Habyarimana, à commencer par la veuve du président, un approvisionnement des FAR en munitions, enfin – assurent de nombreux témoignages (y compris de casques bleus) – de laisser sur place un certain nombre d’experts en « opérations spéciales ». Sans doute ceux-ci avaient-ils aussi à charge de baliser le terrain pour un éventuel retour des forces françaises…

Négationnisme à la française

Depuis la défaite du camp génocidaire, Paris s’est vu contraint de revoir son discours. D’où l’émergence de la thèse dite du double génocide : il n’ y a pas eu « un », mais « des » crimes symétriques contre l’humanité, répètent à satiété les dirigeants français depuis la tragédie de 1994. Ce discours d’abord avancé par François Mitterrand, était repris à leur compte par Dominique de Villepin et l’ancien ministre Bernard Debré, enfin mis en musique par Pierre Péan dans son livre aux relents racistes et lancé à grands sons de trompe, Noires fureurs, blancs menteurs (Mille et une nuits éditeur, 2005). Il s’agit d’une part de donner forme présentable à l’opération Turquoise : s’il n’y a que des bourreaux, il n’y a aussi que des victimes, Turquoise redevient de ce fait une opération humanitaire et non une intervention de soutien à l’un des deux camps. D’autre part de cacher son véritable objectif, lequel avait évolué en cours de route :
-dans un premier temps, bloquer l’avancée des combattants du FPR, quitte à créer les conditions d’une partition du pays des Mille Collines ;
-dans un second, lorque la défaite du camp génocidaire était devenue inévitable, exfiltrer ses dirigeants et ses forces armées vers le Zaïre voisin. Au passage en aidant ceux-ci à mettre en œuvre une politique de terre brûlée, emmenant dans leur fuite des populations hutu contraintes et affolées par la propagande de haine ethnique incessamment martelée.

Cet entêtement a par la suite culminé avec les provocations du juge Bruguière travaillant à accuser le FPR et son chef, l’actuel président Paul Kagamé, d’être à l’origine de l’attentat du 6 avril et donc, à ce titre, responsables des massacres ultérieurs ; s’en est suivie une rupture des relations entre les deux capitales, ce qui était vraisemblablement le but recherché à l’approche de l’élection présidentielle de 2007. Cette obstination se retourne contre l’image de marque de notre pays, et cela non seulement au Rwanda, mais plus largement au niveau des opinions de tout le continent africain.

Ainsi l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop relève que « le génocide rwandais est sans doute le seul qu’on nie en le dédoublant (…) Est-il donc si difficile d’admettre que le génocide de 1994 a été l’œuvre d’hommes politiques rwandais connus, soutenus – en particulier – par des hommes politiques français bien identifiés ? Si l’on parle de ces derniers, ce n’est pas pour leur faire partager à tout prix cette culpabilité. Il se trouve juste que ces non-Africains tenaient le Rwanda, qui était tout sauf un pays indépendant. A notre époque, chacun sait tout de même ce que cela signifie. Prétendre le contraire, c’est se moquer du monde »?(7)…

Une page impossible à tourner

Le 25 février 2011, Nicolas Sarkozy effectuait un passage à Kigali, le temps d’une visite éclair au mémorial du génocide. Ce?petit pas accompli par le chef de l’Etat avait été rendu possible par le rétablissement des relations diplomatiques entre le Rwanda et Paris après que les principaux témoins évoqués par le juge Bruguière se soient rétractés, voire aient déclaré avoir été purement et simplement abusés. On peut s’interroger sur la portée du geste de Sarkozy qui, lui-même, était porte-parole du gouvernement Balladur à l’époque du génocide ; sans doute faut-il y voir une tentative pour déclarer la page tournée, un effet pour la galerie diplomatique qui devait dans son esprit permettre d’esquiver toute nouvelle investigation à l’avenir.

Notamment, pour rester sur l’exemple déjà cité de RTLM et de l’opération Turquoise, afin d’esquiver cette interrogation de bon sens : que le corps expéditionnaire français ait ou non localisé le lieu d’émission de RTLM, il lui était facile de brouiller ses émissions afin de les rendre inaudibles. Cela aurait été conforme à la résolution 918 adoptée par le Conseil de sécurité du 17 mai 1994 pour exhorter « à mettre fin immédiatement à toute incitation à la haine ethnique, en particulier par le biais des moyens d’information ».

Ajoutons que lors du Conseil de sécurité du 1er juillet suivant, l’ambassadeur Mérimée s’y était engagé formellement, citant nommément la chaîne de radio pour assurer dans une belle envolée que « la France fera tout son possible pour obtenir la cessation de ces émissions ».

La RTLM a suivi le GIR (gouvernement intérimaire autoproclamé sitôt connu le décès de Habyarimana) jusqu’à la ville frontalière de Cyangugu sous contrôle français. Le 17 juillet, le lieutenant-colonel Jacques Hogard se borne à lui demander de partir, ce qu’elle accepte volontiers pour…passer au Zaïre d’où elle continue ses émissions afin, désormais, d’appeler la population hutu à l’exode pour laisser un territoire exsangue aux combattants du FPR et créer les conditions d’une reprise ultérieure de la guerre avec des camps de réfugiés localisés à la jonction des deux pays et livrés aux diktats des notables, militaires et miliciens génocidaires.

Il en va de même pour la chaîne gouvernementale officielle Radio Rwanda qui, une fois passée à Goma (Zaïre), s’en prendra ontalement à la mission de l’ONU, la MINUAR, sans que les Français là aussi présents sur place (Goma fut la principale base arrière de la force Turquoise) ne lèvent le petit doigt.

Ce n’est pas tout : une radio extrémiste burundaise, Radio Rutomorangingo, émet depuis Bugarama en pleine zone « de sécurité » tout au long du mois de juillet 1994. Elle aussi appelle à la mobilisation des Hutu et à l’extermination des Tutsi. Le président du Burundi communiqua à Paris la localisation exacte de cette autre radio-haine (le sommet d’une montagne située dans le secteur de Nzahaha, commune de Bugarama, préfecture de Cyangugu) pour lui demander de réduire au silence un émetteur qui travaillait à plonger son pays dans une tourmente identique à celle vécue par le Rwanda. En vain. Un mot d’ordre ponctuait chaque émission : « Coupez aux articulations »…

Une question se pose toujours aujourd’hui?: pourquoi cet acharnement de la cellule élyséenne à voler au secours du régime raciste de Kigali ? Le Rwanda est un pays pauvre (ses principales exportations se limitaient alors au thé et au café) et où il n’y avait guère d’intérêts économiques français directs. Sans doute le soutien du gouvernement Mitterrand-Balladur s’explique-t-il par un faisceau de motivations diverses mais convergentes. D’abord la position géostratégique du pays, sa proximité avec la richissime province zaïroise du Kivu, qui, elle, attisait et attise toujours toutes les convoitises. Venait s’ajouter ce qu’il est convenu d’appeler le « complexe de Fachoda », le FPR ayant lancé son offensive de 1990 depuis l’Ouganda voisin, ex-colonie britannique. Deux autres éléments, plus anecdotiques mais bien réels, sont venus se surajouter : la dimension personnelle des relations entre Paris et Kigali, entre François Mitterrand et Juvénal Habyarimana, symbolisée notamment par les liens tissés entre Jean-Christophe alias « papamadit » et la progéniture du dictateur rwandais; l’entêtement du lobby militaire français, ulcéré de voir des forces armées formées et encadrées par ses soins être mises en déroute par une guérilla constituée à l’origine depuis une diaspora éparpillée dans les nations voisines. Sur ce dernier point, il faut souligner que si le FPR ne fut certes pas le premier mouvement rebelle africain à naître de populations réfugiées hors des frontières, il fut le premier à emporter la victoire, créant ainsi un précédent à l’échelle du continent.

Présent au Rwanda fin avril 1994, j’avais pu circuler dans la zone déjà libérée par le FPR et interviewer son dirigeant Paul?Kagamé. Cette rencontre se passait début du mois suivant au pont de Rusumo, qui franchit l’Akagera, rivière frontalière avec la Tanzanie, charriant dans ses flots jaunâtres un interminable cortège de cadavres venu de la région de Butare, place forte des FAR et des milices interahamwe. De part et d’autre de la route y conduisant, deux rigoles bétonnées où s’entassaient les machettes et bâtons cloutés abandonnés par les hordes de tueurs avant de fuir au-delà de la frontière. Les propos du général FPR (8) valent d’être reproduits encore aujourd’hui tant ils éclairent la vision persistante à Kigali du rôle des autorités françaises dans la démence meurtrière qui semblait alors en passe d’emporter le pays.

Revenant sur le comportement plus qu’ambigu et tâtonnant des Nations Unies, Paul Kagamé avait notamment ce mot : « J’ai l’impression que, dans ses rangs, il y a des puissances – surtout les Français, et ils ont du muscle au Conseil de sécurité ! – qui voudraient bien influer sur l’issue du conflit. Le gouvernement français a toujours eu une attitude négative. Même lorsque les atrocités de ce régime étaient évidentes ».

Quand, fin 1990, elles envoyaient des soldats participer au combat contre le FPR, au côté des FAR, « pensez-vous sérieusement que les autorités françaises s’imaginaient lutter pour la démocratisation de notre pays ? »

Question : A quoi attribuer ce comportement effectivement de longue date ? « Je crois que la France a commencé sur un faux pas et qu’elle ne veut pas admettre qu’elle a eu tort. Ce sont les représentants français qui, au Conseil de sécurité, viennent de s’opposer à l’emploi du terme « génocide », et pourtant… Je ne comprends pas cette obstination. C’est vrai, la France n’a pas chez nous d’intérêts spécifiques. Alors peut-être sommes-nous une pièce, un rouage dans sa politique générale en Afrique. Sur ce continent, le gouvernement français a soutenu beaucoup de régimes incroyables. Y compris, donc, au Rwanda, avec un gouvernement qui a massacré tant de gens ».

« Faux pas » à répétitions…

Lancée en octobre 1990, l’opération Noroît impliquait l’engagement militaire de notre pays au côté des forces gouvernementales rwandaises tant en ce qui concerne l’instruction que la participation au combat. Elle s’accompagna d’un soutien diplomatique jamais démenti et de livraisons d’armes dans un premier temps officielles, puis de plus en plus discrètes avant de se poursuivre carrément sous le manteau. Fin juin 1994, l’opération Turquoise censée établir une « Zone humanitaire sûre » vit sur le territoire de cette dernière les tueries racistes se poursuivre, en particulier dans les secteurs de Murambi et de Bisesero. Des témoignages de rescapés et d’ex-génocidaires attestent de laprésence de soldats français sur les « barrières » dressées par la Garde présidentielle et les miliciens opérant sous leurs ordres. Si l’on en croit, entre autres accusateurs, le général canadien Dallaire, le trafic d’armes se poursuivit alors, la plaque tournante étant l’aéroport de la ville zaïroise de Goma. Tout indique que cela fut toujours le cas, après la débâcle du camp génocidaire, cette fois en direction des camps de réfugiés massés sur la frontière zaïro-rwandaise et encadrés par des cadres politiques ou militaires du régime déchu. Durant au moins deux ans, en fait jusqu’à la chute du maréchal gangster Joseph Mobutu, les raids de terreur se poursuivirent, continuant de mettre à feu et à sang l’ensemble des provinces occidentales du Rwanda.

Dès 1990, l’armée française fut en première ligne du conflit rwandais. Elle n’accepte toujours pas aujourd’hui de ne pas avoir été autorisée à « foncer » au moment de Turquoise. S’adressant à la Mission d’information parlementaire, le colonel Bach ne cache pas son amertume : « Il aurait suffi de très peu de choses (quelques conseillers militaires français) pour que l’on assiste à un renversement de la situation. Juin 1992 et février 1993 auraient parfaitement pu être rejoués en avril 1994 »

Déclaration mal venue dans le contexte politique de l’époque, que le rapporteur tente de désamorcer en la qualifiant de « point de vue personnel »… Pourtant elle prend toute sa signification si on la rapproche de cette confidence de l’amiral Lanxade, ex-conseiller de François Mitterrand à l’Elysée, concernant la période (1992-93) et le conflit évoqués : « Le lieutenant-colonel Maurin s’efforce de soutenir l’état-major rwandais dans la réorganisation de son dispositif et la reprise en main des unités démoralisées (…) Les hommes qui remplissent cette tâche appartiennent à la fine fleur de nos unités spéciales. Ils réalisent un travail remarquable. L’offensive FPR est finalement bloquée par une armée rwandaise réorganisée » (9).

Ou encore des rodomontades de Paul Barril – ex-responsable du GIGN puis, avec Christian Prouteau, de l’unité antiterroriste du cabinet présidentiel de François Mitterrand, rendu célèbre par certaine affaire dite « des Irlandais de Vincennes », enfin patron d’une nébuleuse de sociétés privées barbouzardes – dans une interview publiée de façon assez inattendue par le journal Playboy de mars 1995 : « Les services spéciaux français officiels ont bloqué en 90 l’attaque des terroristes du FPR avec l’Ouganda. Un travail remarquable dont on peut être fier dans cette première phase de guerre. Il y a eu des histoires extraordinaires de types qui ont pris des initiatives folles, qui ont fait des cartons à l’extérieur avec quelques hélicoptères seulement et quelques canons. Il y aurait matière à un livre sur l’héroïsme des services secrets au Rwanda (…) Ça a été une belle partie »…

Une remarque pour conclure : personnage clé dans le drame rwandais, Paul Barril n’a pas été auditionné par la Mission d’information…

(Décembre 2013)


(1) Expression, Québec, 2003).

(2) Cf Jacques Morel : La France au cœur du génocide des Tutsi, (Editions Izuba et L’esprit frappeur, 2010).

(3) Général Jean-Claude Lafourcade et Guillaume Riffaud?: Opération Turquoise : Rwanda 1994 (Librairie Académique Perrin, 2010).

(4) Gabriel Périès et David Servenay : Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais 1959-1994 (La Découverte, 2007)

(5) Colonel Didier Tauzin : Rwanda : je demande justice pour la France et ses soldats (Jacob-Duvernet, 2011).

(6) Créé par Habyarimana en 1975, le Mouvement révolutionnaire national pour le Développement devint parti unique en 1978. Jusqu’en 1993, date à laquelle son appellation officielle se transformait en Mouvement républicain national pour la Démocratie et le Développement. Néanmoins l’habitude de le désigner par le sigle MRND persista.

(7) Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir (Philippe Rey, 2007).

(8) Cf « Conférence de presse près de la rivière de la mort?», l’Humanité en date du 6 mai 1994.

(9) Jacques Lanxade, Quand le monde a basculé (NiL, 2001)


Au terme d’un premier procès historique sur le génocide rwandais, l’ex-capitaine rwandais Pascal Simbikangwa a été déclaré coupable de « crime de génocide » et de « complicité de crime contre l’humanité ». Il écope de 25 ans de prison. Pascal Simbikangwa a été le premier Rwandais jugé en France pour son implication dans le massacre de 800 000 Tutsis et Hutus modérés entre avril et juillet 1994.

Aujourd’hui l’Afrique, mars 2014


Rwanda, un déni de mémoire

La Cour de Cassation, la plus haute instance de la Magistrature française, vient de décider que la France n’extradera pas vers le Rwanda les auteurs du Génocide réfugiés dans notre pays.
Décision politique immorale, qui repose en plus sur un prétexte juridique absurde: le Rwanda n’avait pas en 1994 de lois condamnant les génocides! L’Allemagne non plus en 1945:heureusement pour la morale universelle, cela n’a pas empêché les bourreaux nazis d’être jugés et condamnés à Nuremberg…

Aujourd’hui l’Afrique