Des organisations de la société civile françaises, dont le CCFD-Terre Solidaire, et des personnalités publiques expertes du Sahel interpellent les autorités françaises. Elles appellent à une refondation de la politique de la France au Sahel.
Huit ans. Huit longues années d’opérations militaires françaises dans les sables du Sahel et pourtant la sécurité n’est pas rétablie dans une région toujours meurtrie par les crises.
L’opération Barkhane, devenue une des plus importantes opérations extérieures françaises de l’histoire récente, fait l’objet de peu de débat public [1]. Pas plus que l’ensemble de la politique étrangère de la France au Sahel [2], largement dominée par une approche sécuritaire.
Il est désormais temps d’ouvrir publiquement ce débat. Une refondation de la politique sahélienne de la France est nécessaire, ancrée dans une nouvelle manière de voir le Sahel et de penser nos relations et modes de coopérations avec ces pays, comme plus largement avec le continent africain.
Sur le plan sécuritaire, l’intervention française est dans une impasse : non seulement la situation ne s’est pas améliorée mais elle s’est même gravement détériorée ces derniers mois, touchant désormais des régions et des pays autrefois épargnés.
Le Sahel connaît une hausse des violences plus rapide qu’aucune autre région d’Afrique : les incidents violents liés à des groupes armés non étatiques ont doublé chaque année depuis 2015 [3]. Dans les pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad), 3,7 millions de personnes ont été déplacées de force par les violences [4], et les massacres contre les populations civiles se multiplient. 19,6 millions de personnes ont besoin d’assistance humanitaire et plus de 6,7 millions de Sahéliens et de Sahéliennes souffriront de la faim d’ici à l’été 2021. Et malgré cette tragédie, les organisations humanitaires font face à des difficultés croissantes pour accéder aux populations dans le besoin.
A ce triste tableau s’ajoutent exactions et violences largement impunies contre les populations civiles de la part des diverses parties au conflit, y compris des accusations visant des forces de sécurité étatiques. Ces derniers mois l’ONU et les organisations de droits humains ont ainsi répertorié des cas de disparitions forcées et d’exécutions extrajudiciaires dont seraient responsables des éléments des armées malienne, burkinabè et nigérienne [5]. La MINUSMA a également conclu à la responsabilité de l’armée française dans la mort de 19 civils lors d’une opération au Mali le 3 janvier 2021 près du village de Bounti.
La crise que traverse le Sahel est multidimensionnelle, adossée à des facteurs sociaux, économiques et politiques, qui risque encore de s’aggraver avec la pandémie de Covid-19. La pauvreté touche 40% de sahéliens et sahéliennes. Plus de 2,5 millions d’enfants n’y sont pas scolarisés.
La moitié des habitants n’a pas accès à l’eau potable. Cette situation affecte particulièrement les femmes, qui restent par ailleurs largement exclues des espaces de prise de décision.
Et malgré ces immenses défis, les budgets dédiés à la santé [6], l’éducation, l’agriculture, l’eau, l’assainissement ou encore la protection sociale sont sous pression, notamment pour répondre à l’accroissement des dépenses sécuritaires et au remboursement de dettes souveraines qui explosent. Les restrictions aux libertés publiques se multiplient, souvent légitimées par la lutte présentée contre le terrorisme.
Et ceux et celles qui ont le courage de dénoncer de potentiels détournements d’argent public – y compris d’aides militaires censées contribuer à la sécurité et à la stabilisation des populations – se retrouvent le plus souvent criminalisés et menacés.
Face à ce constat, les voix s’élèvent – au Sahel comme en Europe – pour pointer l’inadaptation des stratégies actuelles et appeler à un sursaut. La multiplication d’initiatives et l’enchaînement de sommets et conférences internationaux ces dernières années apparaissent comme le bégaiement d’une même stratégie qui a principalement misé sur une réponse militaire pour répondre à une crise qui bouleverse les contrats sociaux et les modèles de gouvernance, et qui dès lors appelle à des réponses bien plus complexes.
Le lancement de l’Alliance pour le Sahel en 2017 a voulu donner des gages d’un rééquilibrage vers les questions de développement, sans toutefois s’affranchir d’une vision instrumentale d’un nexus « diplomatie-défense-développement » qui s’avère inopérant. Le développement ne peut être facteur de paix s’il n’intègre pas l’enjeu des droits humains, de l’inclusion, de l’équité et de la redevabilité. Si le récent sommet de N’Djamena en février a conduit à certaines évolutions positives – notamment par la prise en considération de certaines causes profondes des conflits – elles doivent désormais se traduire en un réel changement de stratégie.
La stratégie de la France n’échappe pas à ces critiques. Le rôle prédominant de notre pays ces dernières années dans la définition de ces stratégies a donné le sentiment que l’avenir du Sahel se décide plutôt à Paris qu’à Bamako ou Ouagadougou. Et avec lui, un rejet toujours plus fort de l’action et de la présence françaises par une partie des populations sahéliennes, alors qu’elle interroge aussi de plus en plus l’opinion publique française. Nous n’attendons pas de la France qu’elle solutionne les défis du Sahel mais qu’elle accompagne un autre processus de reconstruction. Une autre approche est possible.
L’aide publique au développement française au Sahel stagne depuis 10 ans et l’an dernier notre pays participait à moins de 1% des besoins de financements humanitaires.La future loi sur le développement et la lutte contre les inégalités mondiales doit être l’occasion de repenser les modèles de développement et de croissance promus par notre aide.
Il convient aujourd’hui de remettre en cohérence notre action internationale, et d’inscrire en son cur le renforcement des sociétés civiles locales, la promotion des droits humains, la protection des civils, la gouvernance inclusive, la justice, la lutte contre la corruption, l’égalité de genre ou encore la réduction des inégalités et la justice climatique. Les organisations locales qui agissent sur ces sujets sensibles et souvent dangereux pour leurs membres ont besoin d’un soutien politique, technique et financier plus affirmé.
Alors qu’un sommet Afrique-France se tiendra à Montpellier en juillet prochain, nous appelons à une refondation de la politique de la France au Sahel. Refondation qui doit se construire sur un dialogue inclusif et un débat démocratique qui ont cruellement manqué depuis 2013. Ce débat doit prendre en compte la diversité des analyses et expertises en regroupant parlementaires, diasporas, monde académique, sociétés civiles d’ici et de là-bas, acteurs du développement et de la sécurité.
Pour réussir cette refondation, il est nécessaire d’être véritablement à l’écoute des communautés affectées ; les femmes et la jeunesse sahéliennes notamment, sont porteurs de solutions qui n’attendent qu’à être écoutées. Nos organisations en sont témoins, les initiatives citoyennes se multiplient au Sahel pour proposer d’autres schémas pour le futur de leurs pays, comme la récente « Coalition citoyenne pour le Sahel ».
Signataires de l’appel :
CCFD-Terre Solidaire,
Tournons la page,
Secours Catholique,
Oxfam,
Survie,
Agir ensemble pour les droits humains,
Ritimo,
Conseil des Nigériens de France,
Haut-Conseil des Maliens de France,
Solidaires,
Jean-Claude Felix Tchicaya Chercheur pour l’Institut de Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)
Marc-Antoine Pérouse de Montclos Directeur de recherches Institut de recherche pour le développement,
Mouvement pour une Alternative Non-violente,
Justice et Paix France,
Mouvement de la Paix,
Solidarité Internationale LGBTQI,
ECPAT France,
Action Aid – Peuples Solidaires,
Plateforme Dettes & Développement,
Initiative pour un autre monde (IPAM),
Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM),
André Bourgeot Anthropologue directeur de recherche émérite au CNRS et au Laboratoire d’anthropologie sociale et spécialiste de la bande saharo-sahélienne,
Richard Banegas, Professeur de science politique à Sciences Po spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et des Grands Lacs
Rémi Carayol journaliste,
Cordination SUD,
Médecins du Monde,
Marielle Debos chercheuse en science politique Université Paris Nanterre,
Réseau Foi & Justice,
Roland Marchal, chercheur CNRS,
Synergie Togo,
CICCA-Europe,
CARE France,
Jean-Pierre OLIVIER de SARDAN,
Directeur de recherche émérite au CNRS chercheur au LASDEL (Niger),
Géraud Magri Professeur de géographie Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Les sociétés sahéliennes qui soutiennent l’appel :
AZHAR (Mali),
Alternative Espaces Cioyens (AEC) Niger,
Action de Partenaires pour l’Appui au Développement (Tchad),
Observatoire Kisal,
Afrikajom Center,
SOS-civisme Niger,
Réseau des Organisations pour la Transparence et l’Analyse Budgétaire – ROTAB (Niger),
Public Interest Law Center – PILC (Tchad),
Droits de l’Homme sans frontières (Tchad),
Tchad Non Violence – TNV ,
Agir pour Être (Niger),
Syndicat national des agents contractuels et fonctionnaires de l’éducation de base – SYNACEB (Niger),
Union des Syndicats du Tchad – UST,
Réseau panafricain pour la paix, la démocratie et le développement – REPPAD (Niger),
APAISE (Niger).