Bernard Couret, journaliste honoraire, membre fondateur de l’AFASPA, auteur de nombreux articles dans notre revue « Aujourd’hui l’Afrique », a publié une tribune libre dans le journal l’Humanité du 30 juillet 2009 qu’il nous a adressée pour paraître dans notre site internet et qui paraît ici dans son intégralité.
Les bonnes nouvelles en provenance du Nigeria sont plutôt rares, surtout depuis ces dernières semaines où les combats vont s’intensifiant dans le delta, véritable eldorado pétrolier. Lagos, l’ex-capitale (15 millions d’habitants), deuxième mégapole africaine après Le Caire, ne jouit pas d’une réputation des plus enviables. Au fil des ans, elle est devenue la poubelle de l’Occident. Chaque mois, plus de cinq cents conteneurs remplis de déchets toxiques les plus divers entrent dans son port et sont déposés à ciel ouvert dans d’immenses décharges, avec les conséquences qu’on imagine sur l’environnement et la santé des riverains, d’autant que cette situation constitue une menace qui risque de contaminer les générations à venir.
En outre, le Nigéria continue à pâtir de handicaps, comme le perfectionnisme de ses trafiquants de drogue qui ont pratiquement pignon sur rue, de l’imagination débordantes de ses escrocs et de la vénalité de sa classe politique dont la réputation n’est plus à faire si l’on en croit l’ONG Transparency Internationale qui le classe en tête des pays les plus corrompus de la planète…
Au crépuscule, des bandes de jeunes désuvrés, plus ou moins manipulés par la police, prennent d’assaut les vieux autobus jaunes usés par le temps, bloqués dans les immenses bouchons reliant les quartiers pauvres de Surulere ou d’Ikéja, afin de dépouiller les passagers. En période électorale, ils sont pris en mains par les parrains, volant et assassinant les candidats indociles.
Avec la misère vient le crime organisé. Les rapts d’enfants, leurs expéditions vers l’étranger, leurs ventes à des réseaux pédophiles, constituent une activité lucrative pour nombre de cartels du crime. Ils sont ainsi plusieurs milliers à disparaître chaque année. La police y trouve son compte et ferme pudiquement les yeux tant qu’une enquête internationale ne se manifeste. Résumant cette situation, le Financial Times écrivait : « La classe émergente des politiciens ou des hommes d’affaires nigérians semble indifférente aux souffrances des pauvres… qui pourtant sont bien plus nombreux qu’eux.
Et pourtant il n’en a pas toujours été ainsi
Jusqu’au début des années quatre-vingt, ce pays était le fer de lance dans la lutte contre l’apartheid, il filait en tête du continent, développant -pétrole, acier, automobile, transformation de minerais. L’agriculture était florissante, de même que la pêche. La ruée des compagnies pétrolières avec son cortège corrupteur a peu à peu tout détruit. Les coups d’Etat et assassinats qui se sont succédés ont fait le reste.
Profitant du dernier boom pétrolier, les Nigérians ont investi chez eux, et donné naissance à leurs premiers milliardaires (en dollars). Lagos, capitale économique dont le seul nom suffit à faire trembler le voyageur, tente de redorer son blason. A cette effet, le gouverneur pour améliorer la sécurité, a entrepris d’installer des lampadaires à énergie solaire et même de planter des pelouses, mais seuls les quartiers riches vont bénéficier de cette « résurrection » qui mettra à l’abri des pillards, les somptueuses villas de leurs heureux résidents. Quant aux autres…
Le Nigeria est le huitième producteur de pétrole au monde (2,6 millions de barils exportés chaque jour en 2007). Il lui assure 98 % de recettes en devises et lui a rapporté plus de 400 milliards de dollars depuis l’indépendance – de son côté, la junte des parrains s’est mis dans la poche 325 milliards de dollars, que l’on retrouve sur des comptes soit en Suisse soit à Londres ; la City lave plus blanc ! Les réserves du Nigeria sont estimées à 40 millions de barils (3 % des réserves mondiales), mais en même temps, il doit importer presque 100 % de produits pétroliers dont son économie a besoin, en raison de l’insuffisance de ses capacités de raffinage. Les trois principales raffineries du pays, situées à Port-Harcourt, Warri et Kaduna, sont toujours hors service, malgré les travaux entrepris pour les remettre en état. Cette pénurie explique les interminables files de véhicules de toutes sortes, patientant des heures durant devant les pompes à essence ouvertes, dans l’espoir de faire le plein. Le coût : des millions d’heures de travail perdues. 5 000 kilomètres de pipeline parcourent le pays, qui sont régulièrement sabotés. Aussi, l’objectif gouvernemental de porter la production à 4 millions de barils par jour à l’horizon 2010 semble, dans l’état actuel des choses, hors d’atteinte. Aujourd’hui, premier producteur de brut de l’Afrique subsaharienne, il court le risque d’être dépassé à terme par l’Angola. D’autant que ses réserves de brut sont au même niveau qu’il y a cinq ans. Le gouvernement fonde cependant ses espoirs, pour les prochaines années, sur la production de gaz, dont les réserves sont immenses (5,2 milliards de mètres cubes, 2,9 % des réserves mondiales).
Le Nigeria a des dépenses publiques colossales, en commençant paradoxalement par des subventions accordées au prix… des produits pétroliers. La hausse de ces produits au cours du premier semestre 2008 a d’ailleurs provoqué une envolée de l’inflation (11 % cette année).
Aussitôt élu, le nouveau président avait proclamé que sa priorité était le rétablissement de l’« ordre économique » dans le delta. Il se donnait trois ans pour y parvenir. Le bilan aujourd’hui est plutôt morose.
En octobre 2008, il déclarait que son autre priorité était de faire entrer son pays dans les vingt premières puissances mondiales à l’horizon 2020 (le pays comptera alors 250 millions d’habitants, contre 148 millions aujourd’hui), grâce notamment à ses 36 milliards de barils de réserve (2,9 % du total mondial). C’est un bien beau programme, présenté par un président qui est dépourvu de toute légitimité démocratique et qui, sans l’assistance des principaux groupes pétroliers (Shell, Total, Exxon, Agip, etc.) et de certains pays occidentaux, ne pourrait se maintenir au pouvoir que quelques mois. D’ailleurs, le nouveau président a reconnu publiquement qu’il ne devait son élection qu’à une fraude massive. The Economist caractérisait ainsi les élections d’avril 2007 : « La cause de tout cela (le trucage des élections) est une corruption extravagante et la prévarication, couplées à une culture politique qui doit plus aux principes du gangstérisme qu’à ceux de la démocratie (…) Les élections d’avril ont été marquées par la violence et la fraude à une échelle qui défie l’imagination. »
L’extraction du pétrole a transformé le delta du Niger en cauchemar environnemental
Des milliers de stations de pompage dénaturent le paysage. Dans les États côtiers, couverts de mangroves, de chenaux, de lagunes presque impénétrables s’étendant sur plus de 70 000 kilomètres carrés, les fuites de pipeline ont provoqué de véritables marées noires et anéanti un écosystème qui compte parmi les plus riches mais aussi les plus fragiles de la planète.
Il ne semble pas que la Banque mondiale ait pris en compte les besoins de ce pays en ce qui concerne les investissements nécessaires dans l’agriculture vivrière, les services de santé, l’école, les hôpitaux. Selon ses statuts, il lui revient de financer les plans de développement des pays les plus pauvres de la planète. Dans le cas du Nigeria, elle finance un minimum d’investissements sociaux pour éviter certains « débordements », ce qui fait le jeu des compagnies pétrolières. C’est ainsi que, chaque année, ce pays reçoit deux milliards de dollars par an, alors qu’il est un des plus riches de la Terre (l’Afrique subsaharienne, qui croule sous la misère, n’a reçu, ces dernières années, qu’environ 25 milliards de dollars par an). Un économiste nigérian, employé par la Banque mondiale, a déclaré : « Nous, ici, on ne sert à rien. Nos demandes ne sont jamais prises en considération. C’est Washington qui décide. »
Le paysage labyrinthique que dessine le delta abrite toutes sortes de commerces illicites. Mais, depuis quelques années, une nouvelle forme de trafic s’est développée : le vol du pétrole. 10 000 à 30 000 barils s’évaporent chaque jour. Cette pratique, appelée bunkering, qui fait perdre des centaines de millions de dollars à l’État et aux compagnies pétrolières, compte parmi les plus lucratives du pays. Un tel trafic serait toutefois impossible sans des complicités au plus haut niveau de l’État. Il est le fait de bandes bien organisées, opérant de nuit de préférence, utilisant des barges à fond plat dissimulées dans les forêts de mangroves. La précieuse huile est ensuite transférée dans de petits tankers puis, après avoir été raffinée soit au Cameroun soit en Côte d’Ivoire, est ensuite revendue aux raffineries locales. Cette activité n’est pas sans risques. Il arrive que des dizaines de villageois périssent carbonisés par l’explosion d’un oléoduc, alors qu’ils en siphonnaient le précieux liquide pour le revendre ensuite dans de petits conteneurs au bord des routes, à l’attention de malheureux automobilistes victimes de la pénurie.
Les compagnies pétrolières portent une lourde responsabilité dans l’état de faillite dans lequel se trouve le Nigeria
Pendant des décennies, elles se sont contentées de pomper la précieuse huile, sans se soucier le moins du monde des conditions de vie sordides qui prévalent dans le delta. Shell, véritable État dans l’État – partout flotte son drapeau blanc, frappé en son milieu de la fameuse coquille jaune bordée de rouge -, produit plus de la moitié du pétrole, mais aux yeux d’une population vivant en deçà du seuil de pauvreté, ce drapeau est un symbole de misère, d’arrogance et d’oppression. Car l’agriculture de même que la pêche ont disparu depuis longtemps. En dépit des conventions internationales, les palmiers à huile ont été étouffés sous les nuages noirs du gaz non filtré qui sort des torchères, qui brûlent jour et nuit. La nappe phréatique est en voie de disparition. Les taux d’hydrocarbures dans les cours sont 360 à 680 fois supérieurs au niveau accepté par l’Union européenne. Dans les jungles de mangroves imbibées de pétrole, les singes meurent ainsi que les alligators, jadis terreur des pêcheurs.
C’est dans cet univers, glauque, sans couleurs, où la vie quotidienne est ponctuée d’assassinats, que se déroule l’une des guerres les plus sanglantes mais aussi les plus meurtrières et secrètes du monde. Mais qui en parle ? Elle est conduite, depuis plus de trois ans, par le Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger, le MEND, qui fait preuve aujourd’hui d’une remarquable efficacité militaire. Le pouvoir fédéral peine à rétablir l’ordre dans ces États qui regorgent d’or noir. Le MEND attaque régulièrement les installations des compagnies, notamment celles de la Shell qui est fortement soupçonnée de soutenir sur le plan logistique certaines opérations militaires. Il dispose d’un service de renseignements performant et de systèmes de communications particulièrement efficaces, d’une flotte de Zodiac ultrarapides, dotés d’un armement des plus sophistiqués. Les assassinats d’Occidentaux sont fréquents. Les kidnappings, un véritable trésor de guerre qui permet de fructueuses négociations. Les expatriés sont sa cible favorite. Ceux-ci d’ailleurs vivent cloîtrés sur des plates-formes transformées en appartements collectifs ou en hôtels flottants.
Le Mouvement justifie son action par l’inégale répartition des revenus tirés de l’exploitation de l’or noir. Le delta du Niger est la région qui fournit, à elle seule, 90 % des devises du pays. Il demande notamment que le pourcentage des recettes pétrolières au niveau fédéral, revenant à la région d’extraction, passe de 17 % à 25 %, voire, selon les plus exigeants, à 50 %. D’où proviennent ces armes ultramodernes dont il dispose ? La contrebande étant exclue, ses pourvoyeurs ne peuvent être issus que de certains cercles d’une armée fortement corrompue. Il n’est pas exclu non plus que le MEND reçoive discrètement le soutien financier de certaines compagnies, qui se livrent entre elles une concurrence féroce pour l’obtention de nouvelles concessions. Il faut bien penser à l’avenir… d’autant que celui-ci ne prête guerre à l’optimisme.
La résistance populaire n’a pas toujours été aussi violente dans le delta
Le destin du grand écrivain Ken Saro-Wiwa, militant écologiste qui avait organisé un mouvement pacifique, The Movement for the survival of the Ogoni People (MOSOP), en témoigne. Il est certainement le leader qui a le mieux structuré et médiatisé les revendications locales de son peuple. Le général-président Sani Abacha réprima dans le sang les manifestations pacifiques des Ogoni, et fit pendre Ken Saro-Wiwa et huit de ses compagnons, le 10 novembre 1995, ce qui provoqua un tollé général dans le monde. Le discours de défense de ce dernier devant les juges de Port-Harcourt, qui circule dans tout le Nigeria, mériterait d’être repris dans son intégralité. Il le conclut par ces mots : « Peu importe la mort, nous vaincrons. » L’indignation soulevée par cet acte barbare ne durera que quelques mois. Comment résister à l’appel du pétrole ? En revanche, le MEND, dont l’autorité militaire s’affirme, a déclaré le 15 mai dernier « une guerre totale » au gouvernement après de violents combats avec l’armée, qui aurait bombardé des populations civiles dans plusieurs régions du delta. Le MEND a, en outre, sommé les compagnies pétrolières occidentales de quitter le pays sous peine d’être prises dans « une guerre civile imminente ». Celles-ci ne se sont pas encore prononcées sur les éventuelles suites qu’elles entendent donner à ses injonctions. Mais la plupart d’entre elles ont déjà réduit au minimum leur personnel depuis la fin 2006, en raison de cette guerre larvée qui aujourd’hui prend de plus en plus d’ampleur et qui a déjà fait chuter d’un tiers la production pétrolière.