Déclaration de l’association Josette et Maurice Audin

Dans une déclaration que publie l’Humanité, l’Association Josette et Maurice Audin alerte sur les sévères limites à l’ouverture des archives de la part d’un service du premier ministre, en dépit des promesses formulées par Emmanuel Macron.


Archives, secret défense et crise sanitaire : le rôle opaque du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN)

L’association Josette et Maurice Audin se situe dans un long combat contre la raison d’État. Elle poursuit l’engagement du Comité fondé pendant la guerre d’Algérie par Pierre Vidal-Naquet et Laurent Schwartz pour établir la vérité, contre des mensonges de l’armée et de l’État, sur la mort, en juin 1957, de Maurice Audin, jeune mathématicien membre du parti communiste algérien qui participait à la lutte pour l’indépendance algérienne. C’est un engagement « dreyfusard » d’une durée inédite dans l’histoire de France, contre les abus du « secret défense ».

C’est au nom de cet engagement que nous nous permettons d’aborder dans ce texte des questions apparemment aussi éloignées que la liberté d’accès aux archives et la gestion de la crise sanitaire.

Sur l’affaire Audin, nous avons accueilli avec satisfaction le 13 septembre 2018 la déclaration du président de la République, Emmanuel Macron, qu’il a transmise personnellement à Josette Audin, la veuve de Maurice Audin, reconnaissant ces mensonges. Il a en effet pleinement reconnu la responsabilité de L’État dans son assassinat par les membres de l’armée française qui le détenaient, de même que l’existence d’un système ayant produit beaucoup d’autres disparitions forcées. Et il a annoncé l’ouverture des archives concernant toutes les disparitions pendant la guerre d’Algérie, qu’il s’agisse de civils ou de militaires, de Français ou des milliers d’Algériens autochtones qui ont connu le même sort que Maurice Audin (voir le site : « Alger 1957 – Des Maurice Audin par milliers »).

Or, nous avons appris en décembre 2019 la publication d’un décret qui, au prétexte de « secret défense », crée au contraire de nouvelles restrictions au travail historique sur les archives de la guerre d’Algérie. Il prescrit une application nouvelle et encore plus restrictive d’une instruction interministérielle de 2011, texte non législatif, intitulée IGI 1300. Cette instruction, comme le décret du 2 décembre 2019 qui en « durcit » l’application, entrave la consultation des documents en demandant que ceux qui furent tamponnés « secret » ne soient pas communiqués avant que l’armée ou les institutions qui les ont émis acceptent de les « déclassifier » pour les rendre communicables. C’est une restriction sans précédent de l’accès aux archives contemporaines qui a suscité une pétition largement soutenue (voir aussi le site « Histoire coloniale et postcoloniale »). Ainsi, loin d’être mise en œuvre, la déclaration présidentielle de 2018 se trouve contredite par ces textes qui outrepassent la loi en vigueur sur les archives.

C’est un organisme aussi discret qu’opaque rattaché au Premier ministre, le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), qui est à l’origine de ce décret du 2 décembre 2019. Il a, par ailleurs, fait parler de lui récemment lors de la crise sanitaire que nous traversons, puisque nous avons appris par la presse que c’est lui qui a été également à l’origine, parmi d’autres responsabilités, de la décision, de 2011 à 2013, de ne pas renouveler le stock de masques protecteurs constitué par la France (600 millions de masques FFP2 en 2011) dans la perspective d’une possible pandémie. Et qu’il a été, il y a peu, à l’initiative du blocage d’une livraison de quatre millions de ces mêmes masques commandés, au plus fort de leur catastrophe sanitaire, par l’Italie et par l’Espagne à l’entreprise suédoise Mölnlycke, ainsi que de celui de commandes faites par des régions françaises à destination de leur personnel hospitalier (toutes ces informations ont été publiées notamment par le quotidien le Monde). Un organisme administratif qui apparaît comme omnipotent sur des questions gravissimes et dont les décisions aussi discrètes qu’impératives ne cessent de nous étonner. Son rôle ne doit-il pas susciter enquêtes et interrogations politiques ?
Pour ce qui est des archives, fin mars 2020, d’autres éléments ont été publiés à l’initiative du Service interministériel des Archives de France (SIAF) : une liste d’archives relatives à la disparition de Maurice Audin, un arrêté concernant des archives sur les disparitions forcées dans la guerre d’Algérie, ainsi qu’un guide numérique en ligne pour aider aux recherches sur les différents disparus de cette guerre. Tous sont utiles mais ils opèrent un tri arbitraire et discutable parmi les archives déclarées consultables ou accessibles sous dérogation, ils recensent nombre de documents déjà connus et semblent en ouvrir peu de nouveaux.

Ces ouvertures d’archives « au compte-gouttes », ces « morceaux choisis », ne sauraient nous satisfaire. L’État ne doit pas être le « directeur de recherches » des historiens en leur ouvrant successivement et parfois partiellement tel ou tel fonds. Connaître les conditions de la mort de Maurice Audin implique la consultation d’autres archives que celles qui sont désignées par cet arrêté comme « Les archives concernant Maurice Audin ». Il en va de même pour la recherche de la vérité sur les milliers d’autres disparitions forcées du fait des forces de l’ordre françaises (voir la journée d’étude qui s’est tenue à l’Assemblée nationale le 20 septembre 2019 et dont les actes ont été publiés en ligne par la Revue des Droits de l’Homme du Credof). C’est l’ensemble des archives de la guerre d’Algérie qui doivent, pour cela, être entièrement accessibles dans le cadre des seules limites fixées par la loi (loi sur les archives du 15 juillet 2008). Comme cela a été décidé en 2015 pour l’ensemble des archives françaises de la Seconde Guerre mondiale.

C’est par abus que les notions de « secret défense » et de « vie privée » sont invoquées pour couvrir le secret et la raison D’État. La totalité des archives françaises jusqu’aux lendemains immédiats de l’indépendance de l’Algérie doivent être consultables. En quoi, les informations qu’il y a plus de soixante ans les généraux Salan et Massu voulurent garder « secrètes », parfois pour dissimuler des crimes, peuvent-elles concerner la défense de la France de 2020 ?

C’est au nom du long combat contre la raison d’État qu’a été, soixante ans après l’affaire Dreyfus, l’affaire Audin, que nous nous permettons de poser publiquement des questions, au-delà de cette affaire Audin et de la liberté d’accès aux archives, sur le rôle du SGDSN dans L’État.
Nous ne sommes pas « l’anti-France », comme nos prédécesseurs du Comité Maurice Audin ont été accusés de l’être. Tout au contraire. Notre demande de transparence et de vérité est conforme à l’image de la France qui est la nôtre et qui doit prévaloir au XXIe siècle. C’est en reconnaissant les crimes commis en son nom à certains moments de son histoire, en n’ayant pas d’organismes opaques au sein de son État, qu’elle peut être fidèle aux droits de l’homme qu’elle a eu le mérite de proclamer.

Le 21 avril 2020.

Pour l’association Josette et Maurice Audin : Pierre Mansat, Pierre Audin, Nils Andersson, Michel Broué, Marianne Debouzy, François Demerliac, Fatiha Hassanine, Gilles Manceron, Jean-Pierre Raoult, Fabrice Riceputi, André Salem.